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ENTRETIEN AVEC GUY CHATAIGNE

LE 19 NOVEMBRE 1999 à MERIGNAC à 14 heures 30

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Tout de suite, les premiers morts, les gens descendant de force des wagons, frappés à coups de crosse, les premiers morts, les premiers blessés, les premiers cris d'horreur aussi, d'épouvante. Là, j'ai vu un prêtre qui était encore en soutane, qui a été contraint par les soldats de porter les valises de ses camarades, empêtré dans sa soutane, ployant sous le fardeau, cet homme a dû connaître rapidement un tragique destin. Nous avons traversé la bourgade d'Oranienburg, ville, ville moyenne; et là, un nouvel aspect est apparu : c'était I 'hostilité violente et terrible que nous manifestaient les civils et surtout les jeunes enfants dont certains étaient en uniforme de Hitlerjugend (jeunesse hitlérienne) qui nous lardaient de pierres, nous injuriaient en allemand et nous narguaient même de leurs petits poignards parce qu'ils étaient déjà équipés pour singer leurs aînés. Puis, le bourg, la bourgade dépassés, nous avons obliqué sur la gauche et nous nous sommes trouvés en face de l'entrée d'un camp immense: le camp de Sachsenhausen [silence].

Les grilles se sont ouvertes, des grilles qui portaient une inscription en fer forgé: « Arbeit Macht Frei! »- «Le travail rend libre »- une phrase que la plupart d'entre nous n'étions pas aptes à comprendre, à ce moment là du moins. C'était le matin. La place du camp était relativement vide, quelques êtres erraient, titubant, qui nous paraissaient appartenir à un autre monde tant ils étaient rabougris, chétifs, maigres, le visage pâle, geignards. Nous n'avons pas compris. Nous n'avons pas compris de quoi il pouvait s'agir.[silence] Puis, nous avons été dirigés vers des locaux à usage sanitaire où, sous contrôle des S.S, des détenus portant curieusement un uniforme rayé, un béret rayé, un matricule avec un triangle ou rouge, ou vert, ou noir. Tout ça nous paraissait sans signification, notre apprentissage restait à faire!. Et là, chacun de nous a dû se déshabiller, a dû abandonner tout ce qu'il possédait, être donc dépouillé de ses pauvres misères, mais enfin de tout ce qui nous rattachait à notre famille et à notre pays. C'est ainsi que, nus comme vers, nous avons dû nous soumettre à l'épreuve de la tondeuse et du rasoir, tous cheveux et tous poils, tous azimuts étant supprimés; puis copieusement badigeonnés d'un liquide brûlant pour nous désinfecter. Puis, on nous a remis, on nous a jeté un lot d'effets comprenant une chemise, une veste, un pantalon rayé et un béret rayé. C'est sous cet accoutrement que nous nous sommes retrouvés dehors, attendant de nouveaux ordres. Et curieusement, à nous retrouver ainsi sans barbe et sans moustache, pour ceux qui en portaient, sans cheveux pour tout le monde, sous cet accoutrement rayé, nous nous sommes, esclaffés. Nous nous moquions gentiment les uns des autres. Cela, pouvait paraître de l'inconscience, ce fut cela!

Et puis, nous avons traversé le camp en oblique pour nous rendre dans des blocks dits de quarantaine. Deux blocks nous ont été affectés, où nous avons dû faire notre apprentissage de concentrationnaires. L'apprentissage fut bien nourri, il était uniquement le fait de détenus dont c'était la mission, des détenus sauvages, sadiques, brutaux qui éprouvaient un malin plaisir à domestiquer des Français car les Français à l'époque ne jouissaient vraiment que de peu d'estime de la part de quiconque; on y reviendra. Et là, nous avons été soumis à toutes sortes de brimades, de coups, d'injures, d'appels prolongés dans le froid, de corvées inutiles; en fait de tout moyen propre à nous dépersonnaliser et à nous faire perdre non seulement notre personnalité -c'était du moins l'objectif- mais aussi tout esprit, toute velléité de résistance. Tel était l'objectif, l'objet de cette quarantaine qui ne dura pas 40 jours d'ailleur puisque quelques trois petites semaines plus tard, nous avons été séparés dans de nouvelles destinations, des destinations de travail. Et le plus grand nombre, j'étais de ceux là, s'est retrouvé -dans un camp -kommando : Heinkel du nom d'un avionneur qui fabriquait des avions de guerre. Nous nous sommes retrouvés là, plusieurs centaines de Français, dans un camp immense, un camp qui avait été construit, enfin, une usine entourée de barbelés qui était devenue un camp, qui s'étendait sur plusieurs dizaines d'hectares, et qui comportait des installations industrielles modernes et qui avait été créée dans les années 1930 à l'usage de civils allemands, aussi bien hommes que femmes, avec des installations séparées. Honnêtement, on doit dire que par la dispersion des bâtiments, par leur grandeur, on n'a pas trop souffert de l'aspect concentrationnaire qui nous avait étouffé au camp principal. Néanmoins, nous allions vite l'apprendre, c'était bien le régime concentrationnaire qui allait se trouver appliqué dans ses moindres détails. Donc nous avons été répartis dans une dizaine de blocks où nous allions vivre en regard de l'usine où chacun allait se trouver affecté. Avec un certain nombre de Français, j'avais appris à connaître le plus grand nombre notamment à Compiègne, certains des camarades de mon affaire en Charente Maritime mieux connus encore, nous nous sommes retrouvés à des tâches totalement nouvelles pour nous: manipuler des tôles, river, souder, décolleter, polir des métaux, toutes les tâches qui incombent, qui sont celles de la construction d'avions; travail en série, donc tâches parcellaires. J'ai dû faire mon apprentissage de riveteur. J'ai eu différents compagnons parce que là, nous nous sommes trouvés en contact avec des déportés d'autres nationalités; à l'époque déjà, une bonne dizaine de nationalités. Au fil du temps des ressortissants d'autres nations allaient venir puisque quelques années plus tard, c'est quelques 20 nationalités qui se retrouvaient à Sachsenhausen comme d'ailleurs dans l'ensemble de nombreux camps de concentration. J'ai eu à faire équipe avec un jeune Ukrainien qui était déjà là depuis un an. Le travail, sans être exténuant celui-là, il était fatigant par la répétitivité et surtout par les conditions dans lesquelles nous devions travailler: constamment surveillés de près par des Vorarbeiter, c'est à dire ceux qui surveillaient le travail, des détenus, généralement des brutes eux aussi, des civils allemands qui étaient les techniciens, tous membres du parti nazi, affichant avec fierté leur insigne du parti et enfin les S.S qui maraudaient constamment d'un côté, de l'autre dans les travées des halls, des ateliers.

Les conditions de vie se sont révélées rapidement meurtrières, le temps de travail était long et nous ne risquions pas de trouver une réparation à cette fatigue. D'une part l'alimentation nous était comptée, alimentation limitée au strict minimum : pain, soupe, ersatz de margarine. Mais, je pense que plus que la faim qui est devenue vite lancinante et qui s'est naturellement traduite par un amaigrissement très sensible, plus que la faim q~i était le quotidien des camps, ce qui était le plus exténuant était sans doute l' absence de sommeil: des nuits courtes ponctuées de cris, de gémissements de camarades qui souffraient, de contrôles impromptus dans la nuit, simplement des brimades sans raison. Rapidement aussi, nous allions être privés de sommeil par la vermine, les poux, les puces, la gale, autant de tourments qui allaient rapidement limiter notre résistance physique. Nous en prenions conscience et comment aurions-nous pu ne pas en prendre conscience quand très vite, très vite, on décompta les premiers morts dans nos rangs ? D'ailleurs, la mort était quotidienne, la mort était un spectacle quotidien en ce sens que chaque matin après l' appel qui précédait la mise au travail, on voyait la charrette tirée par des détenus, emporter des cadavres [silence], morts de froid, morts de faim, morts sous les coups, morts de maladie indifféremment, tout ça était transporté vers un coin du camp où un camion allait les prendre pour les amener à Sachsenhausen, au grand camp, où nous avions eu le temps durant notre quarantaine de voir la fumée du crématoire balayée par les vents de la Baltique. Donc, nous ne pouvions guère nous faire d'illusion sur ce qu'allaient être nos conditions au fil du temps.

Néanmoins, malgré ce constat assez tragique et inquiétant, il faut souligner qu'en réalité, le moral chez les Français n'a pas fléchi, du moins chez ceux, c'était le plus grand nombre, chez ceux qui avaient été arrêtés pour un motif de Résistance. Les choses étaient de façon compréhensible, différentes pour ceux qui ne savaient pas trop pourquoi ils étaient là. La résistance organisée commença de prendre corps, des actions furent engagées, des contacts étaient régulièrement pris entre des responsables qui furent désignés. L'objectif de cette résistance, isolés que nous étions en système concentrationnaire, ne pouvait porter que sur deux axes. D'une part, veiller à maintenir le moral des camarades et pour cela, pour ceux qui lisaient l' allemand -j' ai pour ma part soutenu l'effort pour déchiffrer assez rapidement l'allemand et mieux le maîtriser au fil du temps –donc pour ceux-là au travers des journaux allemands authentiquement nazis bien sûr rapporter les aveux sur les replis et les défaites des Allemands. C'est ainsi que nous avons pu largement faire état de la reddition de Stalingrad le 6 février 1943, la reddition de la 6èrne armée de Von Paulus. Et le sort des armes, même si cela fut long, très long, allait vite se retourner. Les motifs d'espoir et de satisfaction n'ont pas manqué au fil du temps, encore fallait-il les glaner, les connaître et les répandre. Bien sûr, cela n'a pas empêché trop de camarades, un trop grand nombre de mourir. Ca n'ajoutait rien à l'alimentation, ça n'arrangeait pas les nuits, ça ne raccourcissait pas les appels qui étaient souvent meurtriers car il fallait rester des heures sous la neige, sous le vent, sous la pluie. Mais, chaque déporté vous le dira, le moral était un élément essentiel. Le moral conditionnait toutes les chances de survie même si, hélas, des gens qui avaient un moral d'acier ont sombré parce qu'ils étaient dans un tel état de délabrement physique que les choses ne pouvaient pas aller au-delà. Mais, on peut dire, sans crainte de se tromper, que tout le monde a atteint les derniers degrés de délabrement physique et pourtant, tout le monde n'est point mort. Il est certain que ceux qui ont subsisté sont ceux qui n'ont jamais douté de la victoire, même s'ils ont pensé qu'ils pouvaient mourir avant de connaître cette victoire. Mais c'était déjà un aspect secondaire; ils avaient la certitude que la victoire était au bout et par là même, la certitude que le combat -même s'il avait été dérisoirement faible parce que trop court pour le plus grand nombre d'entre nous -était bien ancrée dans le cœur et dans l' esprit.

Les mois ont passé, les mois longs qui se sont comptés en années puisque un an après, en I janvier 1944, nous étions encore là et nous avions déjà perdu pas mal des nôtres. Les choses se poursuivaient. Curieusement, nous nous sommes un peu habitués à notre condition et si habitués que nous nous étions en quelque sorte construit une sorte de carapace. Nous avions appris à nous mettre à l'abri des coups, nous pressentions où était le danger dans ce monde de folie qu'était le camp d'où les périls surgissent de partout. Nous étions devenus de vieux concentrationnaires vraiment rompus à cette vie de démence où il fallait avoir tous ses sens en éveil. Est venu le printemps, le printemps 1944 dont il nous paraissait impossible qu'il faille beaucoup plus de temps après pour que la guerre s'achève. C'était notre foi, notre credo. En avril, je crois que c'était le 18 avril 1944, le kommando d'Heinkel, l'usine d'aviation, donc usine stratégique a été bombardée. Bombardement sévère qui a naturellement fait de nombreuses victimes [silence], un bombardement sur l'utilité duquel nous nous sommes interrogés parce qu'il faut bien dire qu'en raison du sabotage opéré par les déportés, la production utile était quasiment nulle. Le sabotage avait été hissé à un haut niveau aussi bien par la lenteur d'exécution que par les vices introduits dans la fabrication, qui nous avaient été enseignés par des ingénieurs. Il y avait là des ingénieurs français de l'aviation, des cadres, techniciens de l'aviation. Donc nous savions là où nous pouvions saboter sans que l'origine puisse en être décelée. Malgré ça, les Alliés, en bombardant le camp, ont obéi sans doute à une autre logique et ce bombardement a fait des morts et des blessés. Mais c'est vrai que l'usine a été mise pratiquement hors d'état de fonctionner puisque, par la suite, ce ne sont que quelques rares ateliers qui ont continué de tourner.

Dans l'intervalle, nous avions bien sûr pris connaissance des revers subis par les Allemands sur différents fronts aussi bien le front de l'est où la reconquête par les troupes soviétiques était largement avancée qu'avec l' Africakorps de Rommel, le débarquement en Sicile, le débarquement en Italie, les combats du Mont Cassino, la présence des Français dans tous ces combats et ces conflits; si bien que nous étions vraiment armés idéologiquement même si nous étions délabrés physiquement. Et là, les effectifs du camp-Kommando de Heinkel ont fondu, les gens ont été dispersés en différents convois vers différentes destinations. Certains partaient, et nous ne devions le savoir que par la suite; là encore, vers d'autres camps tels que Mauthausen, Buchenwald, Dachau, destinations essentielles, soit vers d'autres Kommandos du camp de Sachsenhausen. Ce fut notre cas. Quand je dis notre, je songe à Guy Ducos que je n'ai pas connu à Heinkel bien qu'il ait été à quelques centaines de mètres de moi et bien certains autres qui ont rejoint un autre.

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Le chant des marais