Entretien avec Guy Ducos.

Les 10 décembre 1999 et 5 janvier 2000 à Bordeaux

Mémoire de Stéphanie Vignaud.

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de la frontière
L'arrestation Prisons
françaises
Sachsenhausen Marche de
la mort.
Libération.


Alors là, la " marche de la mort ", c'était marcher toute la journée, en rangs. Dès que quelqu'un traînait, aussitôt, c'était des coups qui pleuvaient. A côté de nous, S.S. avec le fusil ou la mitraillette suivant le cas. Chose curieuse: des allemands détenus, anciens détenus dans le camp, ont été retrouvés là, à côté de nous, marchant avec une tenue S.S. sur le dos, notamment un Vorarbeiter de la fonderie, celui qui s'occupait du rouleau, qui encadrait le personnel qui était dans le coin du rouleau. Je ne me rappelle plus quel était son prénom. Je ne sais pas si c'était un vert. Oui, je pense ce devait être un vert à moins que ça n'ait été un rouge, je n'en sais rien. Enfin, c'est assez curieux parce que les S.S., manquant de personnel pour encadrer tout ce monde sur les routes, ont proposé aux Allemands leurs libération en fait, à certains Allemands - " cadres " dans le camp - qui étaient dans le camp depuis des années et des années. On les libérait mais à condition qu'il revêtent la tenue S.S. ou militaire pour encadrer des détenus. Alors c'était une proposition mais, avec les S.S., il ne fallait pas refuser leur proposition parce qu'autrement... Alors, ces gens là ont accepté et on en a vu comme ça à côté de nous, marcher, en levant les yeux au ciel d'un air de dire: " Qu'est-ce qui nous arrive? " Alors bon, pour nous, c'eut été un peu rassurant de voir ces gens à côté de nous parce qu'on pouvait supposer qu'ils n'allaient pas nous tirer dessus facilement. Parce que ce qui se passait, c'est que dès qu'il y avait... Voilà, il y avait sur la route trois colonnes qui marchaient: au milieu, l'armée allemande en déroute venant des fronts de l'est, venant de l'Oder - alors ce qui restait: des gens éclopés, des camions de ravitaillement plus ou moins esquintés, des attelages de chevaux aussi, etc... - des morceaux de l’armée allemande qui se repliait là ~ sur le côté gauche, des civils allemands qui fuyaient l'arrivée des Soviétiques, ils avaient une peur bleue parfois justifiée sans doute parce que les Allemands quand ils ont fait en 1941 l’opération Barbarossa, ils ne se sont pas privés, ils ont fait des hécatombes là-bas et ils pouvaient à juste titre s'attendre à ce que la sanction soit renvoyée, c'était donc les civils allemands qui fuyaient avec des charrettes, avec des brouettes, la mémé dans la charrette, etc... des pousse-pousses avec tout un tas de trucs, des vélos... rarement des voitures ~ et sur la partie droite, c'était nous. Et nous, par colonnes de 500. Je pensais toujours que c'était 1 000 mais on m'a certifié que c'était 500, des colonnes de 500 qui s'étiraient. Mais, dès qu'un espace était suffisamment important entre deux colonnes de 500. C'était comme ça sur le long de la route, sur des kilomètres et des kilomètres, parce que cela faisait du monde: pas loin de 30 000 personnes qui sont venues du camp, au moins. Alors là, on ne peut pas savoir quel était l’effectif réel à ce moment là parce qu' il y avait des kommandos extérieurs qui étaient revenus se replier, il y avait tout un tas de mouvement, c'était incontrôlable çà.

Dès que l'espace s'agrandissait, aussitôt les convois militaires qui eux continuaient au milieu étaient attaqués en piqué par les avions alliés qui patrouillaient au dessus. Ce qui veut dire que les avions américains, russes mais surtout anglais, nous avaient repérés et savaient qu' on était là, ils ne nous tapaient pas dessus. Mais dès qu'on n'y était pas, ils tapaient dans le tas, y compris sur les civils. Alors pour nous, quand on arrivait là derrière, ça imposait une marche forcée pour qu'on rattrape la colonne précédente. Alors, au lieu de marcher tranquillement, par moments, il fallait presque galoper au pas de gymnastique pour rattraper la colonne précédent et puis à coups de cravache et à coups de goumi. Et quand il y avait eu un incident comme ça avec bombardement... il y avait des chevaux touchés mourant ou morts sur le bord de la route, encore fumant, ventre ouvert par des bombes ~ nous qui arrivions là, on sautait dessus et on essayait d'attraper, de ramasser un morceau de chair pour le manger. C'est ce que j'ai fait à un moment donné dans un virage parce qu'il ne fallait pas qu'il y ait un S.S. juste derrière, autrement il nous tirait dessus. Alors, dans un virage, il y avait un cheval là, le S.S. devant était plus loin, derrière je ne le voyais pas, j'ai sauté là-dessus, j'avais un bout de lame de scie coincé dans le pli de ma veste. Malgré les fouilles, on avait toujours conservé quand même des trucs comme ça. Depuis longtemps, on conservait une possibilité de couper quelque chose et avec cette lame de scie, j'avais coupé des morceaux de viande qu'on a pu manger d'ailleurs. Cette fois ci, c'était moi, mais une autre fois ça a été un autre qui se dévouait et etc... On se le partageait entre nous 6. Et le S.S. qui était derrière moi a vu que les gens sont partis des rangs pour aller vers ce cheval alors que je n'avais pas encore terminé. Et le S.S. arrive en hurlant et en prenant son fusil comme ça et vlan, il me file un coup comme un coup de masse qui me tombe là [sur l'épaule]. Je me dis: j'ai la clavicule brisée. J'ai penché la tête, autrement, je le recevais sur la tête. Et puis, finalement l’os a tenu. Enfin, j' avais le morceau de " bidoche " et je suis rentré dans les rangs et puis ni vu, ni connu. Ca, ça a été une aventure. Une autre aventure dans la " marche de la mort " parce qu'elle a duré du 21 avril au 2 mai, cette marche et on a été délivré à Schwerin à quelques 50 kilomètres, c'est à dire à un jour et demi de marche normale ou forcée de Lübeck, le fameux port sur la Baltique d'où étaient embarqués les détenus sur les navires désaffectés et mitraillés au large. La tragédie de Lübeck, ce sont surtout les détenus de Neuengamme qui en ont fait les frais parce que Neuengamme était beaucoup plus près de Lübeck que nous. Les premiers qui sont arrivés ont embarqués sur le " Cap Arcona ", sur "l'Atheen" et puis sur le " Deutschland " qui ont été dynamités au large. Alors là, il y a plusieurs thèses: il y en a qui disent dynamités par les Allemands; d'autres pas du tout, ils ont été mitraillés par les anglais parce qu'ils ont tout fait les Allemands pour laisser croire que c'était des convois de troupes allemandes. Ce sont les Alliés qui ont coulé eux même... Mais ça ne m'étonne pas. C'est bien l'état d'esprit S.S. ça. Ca, ça ne m'étonne pas: le raffinement, toujours ces petits trucs... Ils se sont dits: ce n'est pas la peine de les descendre nous-mêmes, on va les laisser croire que c'est nous, ils vont les couler! Et il y a des morts... des quantités effroyables: environ 3.000 détenus par bateau. Alors nous, venant de Sachsenhausen, on était à Schwerin là et Lübeck était ici [il nous montre sur une carte]. Donc, on avait un jour et demi de marche pour atteindre Lübeck. C'était la destination vraisemblablement parce qu'on prenait cette direction. Mais ceux qui ont fait les frais, ce sont surtout ceux de Neuengamme. Alors, un jour, j'ai toujours dit que, pour ne pas avoir d'embêtement, il fallait se noyer dans la masse, on est protégé par la masse finalement dans ce cas là, il ne fallait surtout pas se mettre en évidence, c'est à dire ne pas être devant, ne pas être derrière, ne pas être sur les bords. Mais, ce jour là, je ne sais pas, il suffit d’être entouré de gens plus petits que soi pour avoir la tête qui émerge. A ce moment là, un S.S. m'appelle, me pique et il me demande d'aller... enfin, il me montre la charrette parce que derrière chaque colonne des 500, il y avait un espèce de char qui suivait, un espèce de chariot à 4 roues: 2 roues derrière et 2 roues devant, la direction est donnée par la barre qui est devant à laquelle sont attachés des chevaux. Là, ce n' était pas des chevaux, c'était des nouveaux qui poussaient. Dans cette charrette, il y avait tous les bagages, enfin les sacs des SS, c'était les affaires des S.S. finalement qu'on traînait là. Je me suis donc trouvé en queue de colonne pendant plusieurs heures jusqu'au prochain bombardement d'ailleurs, entre deux colonnes et à ce moment là, on a été dispersé et quand ils ont voulu... quand on a voulu repartir, moi j'étais reparti aussi et puis d'autres aussi, ce qui fait que ce sont d'autres types qui ont tiré la charrette. Bon. C'est ce qu'ils faisaient chaque fois d'ailleurs parce que les gars ne devaient pas rester là, parce qu'on avait déjà du mal à se tirer soi-même, s'il fallait en plus tirer la charrette! Mais, ce qu'il y avait... " d'enrichissant ", c'est qu'on voyait ce qui se passait en queue de colonne. C'était peut-être ça vers le milieu... pas le milieu de la marche; non; vers le milieu entre " Sachso " et le bois de Below. Ca devait être finalement 3 ou 4 jours, 3 jours, vers le troisième ou le quatrième jour. Il y avait derrière un S.S. avec une croix sanitaire sur le bras qui avait pour mission d'achever, de tuer finalement, tous ceux qui étaient dans le fossé et qui ne pouvaient plus marcher. Et, on assistait à ça parce que cela se passait en queue de colonne. Il paraît qu'au début... Dans cette charrette, il y avait des pioches parce qu'au début, ils prenaient le temps de faire creuser un trou par celui qu'ils allaient descendre ou quelques compagnons mais à ce moment là, ça pressait trop. Il y en avait trop parce que là, dès que quelqu'un boitait un peu, il ne fallait pas ralentir la marche, dès que quelqu'un ne pouvait pas suivre ces cadences variables: rattraper la colonne précédente, etc... Il y en a qui étaient mal chaussés aussi, ça pouvait jouer et d'autres qui étaient à bout de forces, ils n'avaient plus rien dans le ventre parce qu'on ne nous donnait rien à " bouffer " tout le long de la route, jusque là, on ne nous donnait rien à " bouffer ". A la sortie du camp, on nous a donné un morceau de pain à couper en six ou en sept, je ne me rappelle pas. Non, on devait être cinq au départ et la boule était pour six. Je sais que cela dépassait une rangée, cela a été compliqué pour faire le partage tout en marchant. Et puis on nous avait donné aussi je ne sais pas quelle bricole. C'est tout. C'était pour toute la marche. On n'a rien reçu après sauf au " Bois de Below ", une intervention de la Croix Rouge. Le représentant de la Croix Rouge dans cette zone là cite des choses très intéressantes qui corroborent d'ailleurs ce que je vous dis. C'est à lui que fut répondu par un officier supérieur S.S. - il est allé frapper le plus haut possible en disant: " Mais arrêtez ce massacre! " - le S.S. qui dit: " Mais vous ne voulez pas qu' on laisse souffrir ces malheureux. C' est une action humanitaire que de les tuer! Ce sont des gens qui sont à bout, ils ne peuvent plus, ils ne peuvent plus vivre! Ils sont en dernière extrémité. " Comme on abat le cheval qui a une patte cassée! Voilà la réaction... C'est typique comme réaction. C'est intéressant. Voilà sur la " marche de la mort " ce qu'il peut y avoir d'intéressant.

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