Entretien avec Guy Ducos.

Les 10 décembre 1999 et 5 janvier 2000 à Bordeaux

Mémoire de Stéphanie Vignaud.

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de la frontière
L'arrestation Prisons
françaises
Sachsenhausen Marche de
la mort.
Libération.


Donc, de Compiègne, on est parti un beau jour le 8 pour arriver le 10 à Sachsenhausen - c'est à vérifier, je n'ai pas ça en tête - au milieu de la nuit, tout au moins dans la deuxième partie de la nuit, il devait être 2 heures ou 3, je n'en sais rien. En fait, on a bien vu le jour se lever et ce qui se passait dans le camp avant que le jour se lève. On a vu ce... on était au milieu de la place d'appel... on a vu passer des équipages avec traction humaine, des charrettes à quatre roues avec des gars qui tiraient, qui poussaient. On a vu arriver des espèces d'épouvantails à moineaux comme on en voit dans les champs, avec des types cadavériques qui se traînaient autour de nous pour avoir quelque chose. Certains d'entre nous avaient effectivement - de ceux qui se trouvaient à Compiègne - des victuailles qu'ils avaient amenés avec eux. On était en contact avec des Vorarbeiter, des cadres du camp qui eux étaient parfaitement habillés parce qu'ils avaient une tenue de luxe, avec des raies plus blanches, elles étaient plus nettes, un tissu plus fin avec une coupe parce qu'il y avait des tailleurs parmi les détenus. Il y avait tous les corps de métier. Et ceux qui avaient un rôle important - des détenus - étaient souvent assez bien " sapés ", bien nourris. C'était ça. Et ces gens là - il y en avait un qui parlait très bien le français, je crois que c'était un alsacien et qui nous dit... Tout au moins, parmi nous et c'est Caseaux qui dit ça, il dit : " Alors là, qu'est-ce qu'on va être bien dans cette prison, dans ce camp. Regardez-moi ça un peu ces pyjamas qu'ils ont! Ils ont des pyjamas! On n'a jamais eu de pyjama dans les prisons. Regardez ça, ils ont des pyjamas! " En fait de pyjama, c'était la tenue concentrationnaire. Je peux vous montrer la mienne qui vous donnera une idée du sort qu'était le mien parce qu'à l'allure de la tenue, vous pouvez vous imaginer quel peut être le bonhomme qui habite cette tenue et le genre de boulot qu'on lui fait faire parce qu'il y avait...

Certains avaient des valises dans lesquelles il y avait du pain, il y avait diverses choses. Le gars en question dit, en parlant français: " De toute façon, vous pouvez leur en filer. Tu peux lui en donner parce qu'ici tu ne la garderas pas ta valise. On ne garde rien. On n'a rien. Tu peux leur en donner parce que tu ne sauras pas où le mettre. Tu peux faire la distribution. " Alors, on leur donnait des trucs. Ils se jetaient dessus comme des loups affamés. C'était surtout des ukrainiens qui n'avaient aucun contact et qui étaient déjà depuis un moment. C'était vraiment des types qui n'ont pas pu survivre, ça s'est sûr ! Ils rôdaient là. Ils rôdaient parce qu'ils avaient compris qu'il y avait des gens nombreux qui arrivaient. Et le jour se levait. Bon. Dans les charrettes on n'avait pas encore remarqué ce qu'il y avait dedans avant que le jour se lève et avant qu'ils ne portent les bouteillons. Ce qu'on appelle les bouteillons, c'était des gros bidons d'un liquide qu'on appelait du " kawa " mais qui n'avait rien à voir avec le café. C'était un truc infâme mais c'était chaud. Ce n'était même pas sucré. Il paraît que c'était de la saccharine. Je ne sais pas ce que cela avait comme pouvoir nutritif, c'était très faible. C'est ça qui partait des cuisines et qui allait vers les blocks. Les gens allaient se lever. Et puis, on a entendu la cloche, la cloche du camp dont j'ai une photo que j'ai mise à l'exposition Jean Moulin, c'est Doumens qui me l'avait donnée cette photo parce que lui, délivré dans le camp, il n'a pas fait la " marche de la mort ". Il a été délivré parce qu'il avait un mal de Poth et il était sous la protection d'un chirurgien français, le docteur Couderc qui avait accepté d'opérer tout le monde que ce soit S.S. ou n'importe qui, à condition qu'on laisse intacts ses malades. Alors les quelques dizaines ou centaines, je crois qu'ils étaient 300, qui étaient au Revier - ce qu'on appelle le Revier, c'est l’infirmerie - qui étaient au Revier ont pu être intacts et rester là. Et ce sont eux qui ont vu la libération du camp par les Soviétiques. Bref, ils avaient trouvé un appareil photographique dans une villa S.S., ils ont fait des photos et entre autres photos, il y en a une qui montre la cloche du camp. Il est photographié devant. Et il y a aussi la photo à l'époque, au moment de la libération, dans les jours qui ont suivi la libération, du parcours de la Strafkompanie, le parcours sur la place d'appel avec une partie avec du bitume fondant, de l'eau, du sable, du gravier, un peu de tout. Et on voit une partie de cette piste.

Bon la cloche sonne et le camp s'anime, etc... Nous, on nous pousse dans un coin et on va vers le block 39 et là le block 39 était le block de quarantaine. Alors la quarantaine, on a dû vous en parler. On vous a parlé du salut de Sachsenhausen. C'est un truc d'ailleurs... je ne sais pas pour les 58.000 comment ça s'est passé mais pour nous les 66.000, c'est arrivé assez souvent qu'on nous fasse sortir, tout le monde accroupi avec les bras tendus. Ils nous font mettre comme ça, tous alignés, et le premier qui fait ça - qui appuie son coude - reçoit une " dérouillée ", mais vraiment une " dérouille ": coups de pieds, coups de schlague et tout le " bazar ". Alors il faut tenir comme ça mais pas 5 minutes, ni un quart d'heure, ni une demi-heure, une heure comme ça jusqu'à ce qu'il y en ait qui ne puissent plus tenir. C'est ça le problème. Quels sont donc ceux qui ne vont plus tenir? On en arrive à souhaiter qu'il y en ait qui ne puissent plus tenir parce qu'autrement, ça va vous arriver à vous. Vous voyez! On était jeune, on avait 20 ans, on pouvait faire ça mais les gens d'un certain âge, ça leur était plus difficile. Maintenant, on ne survivrait pas 8 jours dans un camp de concentration... qu'est-ce que dis 8 jours à ce rythme là! Alors c'était ça. C'était ça la quarantaine avec... Qu'est-ce qu'il y avait comme autres tracasseries? Je ne me rappelle plus en dehors du salut de Sachsenhausen. Est-ce qu'ils nous faisaient travailler, tirer au rouleau? Non. Parce que moi, j'ai une confusion un peu parce qu'au block 39, j'ai été en quarantaine, une quarantaine qui n'a pas duré très longtemps parce que j'ai réussi à me faire inscrire pour partir à Heinkel. Ils cherchaient des spécialistes pour Heinkel et moi, je leur ai dit: moi, je suis ingénieur électricien. Ce n'était pas vrai. Et à ce moment là, ils avaient pris mon nom et ils m'ont envoyé à Heinkel. Mais il se trouve qu'après, ils ont perdu la liste et j'ai fait autre chose: j'ai tapé sur des tôles pendant des jours et des jours et des semaines pour plier des tôles d'alu, etc... Enfin, j'étais parti à Heinkel, c'était quand même un kommando pas trop...pas trop trop... dangereux. Enfin, il y avait de tout. Il y avait la certitude pour certains, il y en avait qui étaient dehors tout le temps, le Baukommando était dehors, mais il y avait la quasi certitude d'être à l'abri dans les halls de fabrication et puis cela paraissait un peu plus sympathique. Mais en fait, en fait, cela n'a pas toujours été drôle: il y a eu des moments très difficiles, pas spécialement pour moi. Moi, j 'y perdais les kilos qui me restaient à une vitesse folle. Il y avait une balance, une bascule qui permettait de peser les tôles d'alu que l'on prenait parce que c'était organisé par secteurs, par établis, une dizaine de détenus qui travaillaient à un établis où il y avait un civil qui était responsable de l’établis. Alors, quand on allait chercher du métal, c'était du métal qui était pris en compte par le civil. Le poids était donc marqué. Et je crois bien que c'était Bordage qui lui était à la bascule justement. Et quand vous voyez tous les jours partir 120, 150, 200 grammes et puis tous les jours, on se dit: jusqu'où cela va aller ? Alors, on se rassure. Il y en a qui disent: " Mais non. Ne t'inquiètes pas! Il arrive un moment où ça ne descend plus. Cela ne peut plus descendre. Il y a toujours le poids des viscères, le squelette reste ce qu'il est, etc..." Mais enfin c'était angoissant car effectivement, on n'avait aucun colis, rien. On était interdit d'écrire. Pourquoi? On n'envoyait pas de lettre. Enfin, il y a eu... Mais je crois que cela venait plutôt du chef de block qui ne voulait pas donner de papiers pour envoyer des lettres parce qu'il aurait fallu de l'argent pour pouvoir payer les timbres. On n'en avait pas. Et c'était toute une histoire. Enfin, moi je sais que je n'ai pas pu avoir le moindre colis avant le mois de janvier 1944. J'ai donc vécu avec la ration du camp et uniquement avec la ration du camp jusque là. Avec la ration du camp, on ne survit pas parce que c'est loin d'être la ration telle que les S.S. l'ont prévue. Ils ont prévu... Enfin vous l'avez vu dans Sachso, il vous donne une idée des calories. C'était pas suffisant pour entretenir la " machine " ! C'était pas suffisant mais en fait, c'était encore plus bas que ce qu'ils annonçaient officiellement parce qu'il y avait pas mal de gens qui en " fauchaient " au passage. Il y avait des chefs de block qui en " bouffaient ", qui en donnaient à leurs préférés parce qu'il y avait de tout là dedans... des chefs de block qui n'étaient pas forcément des roses pédérastes mais qui avaient leurs " gonzesses '. Ca s'est vu couramment. Le chef de block était quelques fois depuis 7 ou 8 ans dans le camp, ils avaient survécu, ils en avaient vu de toutes les couleurs, et puis bon. ..ils avaient viré. Ils nourrissaient avec la ration du camp et c'était autant de moins pour chacun. il n'y a pas de doute. Il y avait donc incontestablement du favoritisme, sur cet exemple là, avec les protégés en question. Et puis, il y en avait d'autres aussi avec l'organisation, il paraît que c'était pris sur la ration des S.S. Enfin, je veux bien l'admettre. Enfin, il y a eu des distributions de soupes clandestines et tout ça d'organisées par certains camarades. Moi, je n'en ai jamais vu la couleur. Mais enfin, je n'étais pas sur la liste. Alors ça, qu'on ne me dise pas à moi par exemple: " Tu as de la chance, tu as bénéficié de solidarité ". Solidarité organisée et collective, " niet " ! Je ne l'ai jamais vue, jamais rencontrée. Par contre, des actes de solidarité individuels, alors oui, il y en a eu et heureusement! Et de nombreux ! " Ne serait-ce qu'avec Chataigné et tout ça, on a survécu à des trucs, c'était réciproque et je pense que je luis dois vie et il me doit la sienne en partie aussi. C'est une... Il n'y a pas de doute: ces choses là, c'était primordial: Le gars qui était seul, vraiment seul... C'était difficile de ne pas être seul parce qu'avec le mélange des nationalités, avec les changements qui s'effectuaient à tous bouts de champs parce que quelque fois, c'était vite fait: vous étiez sur la place d'appel, sur les rangs et puis vous aviez des types qui vous comptaient et POf, cela coupe là; ceux qui sont à gauche vont partir à tel endroit et ceux qui sont à droite vont faire autre chose. Et ça, ça a été pendant deux ans comme ça. Ce n'était pas tous les jours, non, mais... Comment ça s'est passé? Comment est-on parti à Klinker par exemple. Nous ce Kommando pseudo disciplinaire de Klinker? C'est d'ailleurs là que j'ai connu Chataigné. On était côte à côte. Voilà, on est parti dans ce coin là pour faire autre chose, cela a été décidé comme ça. Bon, cela a été une autre vie. Moi, finalement, j'ai préféré la vie de Klinker parce que Chataigné a apporté beaucoup: il avait un moral énorme, il trouvait le moyen de plaisanter, de faire des blagues et des " couillonnades " et même aux S.S. C'est incroyable ! Incroyable! Un jour, je conduisais le pont roulant de la fonderie, il y a une roue qui casse. C'était un gros pont roulant, il faisait 20 tonnes au moins avec des grandes roues comme des roues de locomotives. Et puis, il y a une roue qui éclate. C'est pareil, il y avait des petits rigolos qui mettaient des morceaux de ferraille sur les rails. Bon, ça sautait évidemment et ça a cassé. Moi, j'étais bon pour le " sabotage ". Il ne faut pas croire! Ca aussi, c'était une idée permanente. Tout ce qu'on faisait, on le faisait dans l'esprit de faire un truc qui allait foirer. Ca, c'est sûr ! Et dans cette fumée d'enfer: dans cette fonderie, on coulait de la fonte à 2000 degrés et 30 tonnes de fonte en fusion vous passait dans les mains chaque jour, dans les mains de 200 à 300 détenus qui travaillaient là dedans, dans la poussière, dans la fumée et tout. Alors moi, j'étais monté sur le pont roulant voir ce qui se passait, voir la roue. Je vois Chataigné en bas avec son crochet qui me regardait, le crochet pour tirer des grenades brûlantes. Il était comme ça, il me regardait en rigolant. Alors, j'avais retroussé mes bas de pantalon et puis je faisais le geste de pomper. Et bien, au moment où Guy s'esclaffe, du nuage de fumée sort un S.S. Heureusement que le S.S. le regarde à lui et pas à moi parce que moi, je ne pouvais pas me cavaler. Et lui, il a vu le S.S. mais à combien... presque comme je vous vois là ou un peu plus, à 3 mètres. Alors aussitôt il est parti et le S.S. est parti. Il ne l'a jamais retrouvé. Il faut le faire. Il faut le faire parce qu'il se faisait crocher, c'était une dérouillée épouvantable, il y laissait la peau! Alors ça, on en a parlé... Ce sont des choses qui finalement nous encourageaient parce qu'on se disait: il y a encore des moyens pour ne pas être complètement abrutis ! Alors la quarantaine a duré environ 15 jours pour moi. "

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