La Gironde sous l'occupation.

La répression.

Fort du Hâ.

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botte allemande
Cellule n°4. Paul Mamert.


Article de Pierre Labat
n°28 "Vent d'Ouest" du 28 avril 1945

Toutes les nations et toutes les conditions humaines étaient représentées dans cette prison. On y parlait toutes les langues, et l'enfant voisinait avec le vieillard. Au milieu des commerçants, des dockers, des ouvriers et des étrangers détenus à la cellule 4, se trouvait Paul Mamert, ex-chef de la Sûreté de Bordeaux, qui fut déporté plus tard et dont on ne sut jamais le sort.

Durant les longues causeries qui occupaient le "vide" des heures, chacun contait son histoire, sa pénible histoire... Celui-là avait été arrêté en pleine nuit par la Gestapo; celui-ci, au cours d'une embuscade; quand à cet autre, il ignorait totalement pourquoi il était là, et attendait tous les jours une libération qui ne venait pas. Pour ma part, arrêté au bord d'une route par trois sergents, revolver au poing, je fus conduit à la kommandantur la plus proche; puis, passant de bureau en bureau, j'avais fini par échouer au fort du Hâ.

De temps en temps, l'un des détenus était emmené pour être questionné. Je ne décrirai pas les détails des interrogatoires subis par ces hommes, la T.S.F vous ayant porté les échos des plus sublimes, après lesquels, il n'y a rien à ajouter; mais je veux évoquer les sévices infligés à certains camarades au cours de ces interrogatoires, et dont nous avons été tous témoins, en voyant revenir dans les cellules les pauvres corps pantelants, marqués par la barbarie nazie. Je ne citerai que quelques cas en exemple; l'ingénieur A.O... a été pressé de questions pendant huit heures, durant lesquels il a enduré le trop fameux "passage à tabac". Il portait des lunettes, et ces brutes, en lui martelant littéralement le visage de coups de poings, les lui avaient cassé sur la figure. Les verres, en se brisant, avaient profondément taillé sa joue, son nez et son front. Lorsqu'il revint, son visage tuméfié portait des plaies, tandis que son dos était strié de larges bourrelets causés par le "boudin". (Le "boudin" était une grosse matraque en caoutchouc de 4 centimètres de diamètre, et, "euphémisme touchant", il était recouvert, pour le rendre plus seyant, d'une gaine de soie!) Mais, il y avait mieux encore; il y avait le nerf de boeuf et le ceinturon, employés surtout par les tortionnaires de la Kriegsmarine. Là, les pauvres victimes étendues à plat ventre sur une table ou des chaises, étaient flagellées à tour de bras par les bourreaux immondes! J'ai vu l'effet de ces actes ignobles sur le corps d'un camarade ramené un soir dans un lamentable état! Son pantalon avait été complètement lacéré par les coups, et dessous, la chair sanglante, pendait en lambeaux... On avait l'impression que, par endroits, on lui avait arraché la peau. Le malheureux a dû rester quinze jours couché à plat, toute autre position lui étant interdite, tant il souffrait. Le soir, parfois, pour se reposer un peu, il se mettait péniblement à genoux, cherchant un apaisement à son atroce supplice.

ne autre fois, le dos d'un prisonnier avait été tellement frappé qu'il avait presque doublé de volume sous l'enflure extraordinaire des blessures, de plus, ce pauvre martyr avait été roué de coups de pied... Il râlait presque à son retour et était en proie à une fièvre intense; nous avons craint une lésion aux poumons.

Pourtant, à tout cela, il y avait pire peut être; pire que d'être dans les mains des monstres de la Gestapo ou de la marine; pire que tout: c'était d'être au pouvoir de la brigade spéciale du sinistre commissaire Poinsot, car, ceux-là poussaient la barbarie a un point inavouable !

Malgré ceci, malgré les souffrances physiques, malgré l'immense dépression causée par les privations, ces hommes avaient le courage de ne pas désespérer, et le moral restait admirable... Notre corps avait impérieusement faim, mais notre âme gardait sa foi et sa confiance. Il est vrai que nous étions "soutenus" par une haine farouche, par une rage inouïe contre le Boche, et cette colère constante qui grondait en nous renforçait l'immense volonté que nous avions de lutter et de tenir jusqu'au bout, pour sortir vainqueurs de leurs tortures. Mais, tout de même, ce courage merveilleux qui nous donnait la force de vivre, faiblissait parfois... et il arrivait un moment où nous étions la proie de cet affreux "cafard", de ce cafard contre lequel nous tendions tous nos muscles, car il était notre plus grand ennemi. Alors, nous doutions de tout, même de jamais sortir de ce bagne: nous avions l'impression d'être murés vivants dans un tombeau! Il nous semblait que le monde nous oubliait, que nous étions loin, très loin de lui... tellement loin que nous ne pouvions plus y retourner. Nous avions l'affreuse sensation de notre impuissance et notre coeur se brisait, comme en ce soir de juin dont le souvenir revient à ma mémoire.

JEUDI SOIR, 3 JUIN - Neuf heures viennent de sonner au carillon de la cathédrale. C'est la fin d'une mauvaise journée; la chaleur a été torride et le "cafard" insurmontable. A l'intérieur de la cellule, la température est suffocante, et malgré l'immobilité des corps, la transpiration ruisselle sur tous les torses nus, mêlant à l'air confiné qui brûle nos poumons, l'odeur fétide de la sueur.

Les hommes sont là, entassés dans ce réduit de deux mètres sur trois, dont le plafond bas et voûté semble alourdir sur leurs épaules le poids inexorable de la fatalité.

Une pâle lumière descend de la petite lucarne placée en haut du mur. Cette ouverture quadrillée par de larges barreaux, est presque obstruée par une "hotte" qui laisse juste pénétrer l'air et le jour indispensables à la vie. Le séjour dans un tel lieu est insupportable; et, de temps à autre, un homme, étouffant, la poitrine oppressée, se lève pour s'agripper aux barreaux et aspirer avidement un peu d'air, rafraîchissant ainsi pour quelques instants sa gorge au souffle bienfaisant de la nuit...

Aujourd'hui, c'était la fête de la fillette d'un camarade, et le pauvre homme, délaissant ses angoisses, ne songe qu'à cela; à ce qu'il donnerait pour pouvoir embrasser la chère petite tête blonde...

Il songe à cette fête qui doit être si triste, dans la maison endeuillée par son absence; et son coeur de père se serre... puis, brusquement, les nerfs à bout, il éclate en sanglots, en sanglots rudes et maladroits de l'homme qui n'a jamais pleuré. Son désespoirs est immense, et l'affectueuse consolation des camarades ne parvient pas à l'apaiser. "Oh! il vaudrait mieux crever!", murmure-t-il.

Son chagrin est un poignard avivant la plaie que nous portons tous au coeur; et, devant les yeux des prisonniers passe la vision des êtres chers pour qui nous souffrons tant: la vision de parents, d'une femme, d'une fiancée que nous ne reverrons peut-être jamais plus!

Les souvenirs des jours heureux déchirent le coeur de celui qui n'a plus "rien", plus d'affection, plus de tendresse; alors, en ces moments, l'âme atteint le fond de la détresse contre laquelle il n'y a aucun remède; de cette détresse qui appelle la mort comme une délivrance... et des hommes courageux, durcis à l'épreuve de la vie, laissent couler leurs larmes, abattus par une indicible souffrance, tandis que je me mords les poings pour ne pas laisser éclater ma douleur.

Celui qui n'a pas connu ces heures ne peut imaginer "l'enfer" qu'elles représentent; et les mots sont impuissants à décrire les affres de ce "mal".

Ici, même les plus braves sont des vaincus par le poids de ce cafard, qui les écrase et anéantit leur volonté. Mais, dans cette souffrance, un miracle s'accomplit: l'être humain devient meilleur ! Il découvre ce qu'il avait ignoré, il découvre la véritable valeur de la liberté, de cette liberté dont il a si mal profité; il regrette amèrement ses fautes d'alors, et se rend compte du prix de la fraternité, de cette fraternité sublime qui devrait toujours durer! Hélas! que reste-t-il, "après", de ces méditations ?

L'union ne peut-elle donc exister que dans le malheur ? Et nous faut-il tant souffrir pour devenir meilleurs ?

Dans le fond, une telle vie est une rude, mais belle école....

Si le téléphone était bien, il y avait mieux encore; il y avait l'invraisemblable: l'organisation pour recevoir des colis et envoyer des lettres à nos familles! Ainsi, malgré l'étroite surveillance des Allemands, malgré notre isolement total, nous parvenions à communiquer avec l'extérieur, cela tenait du prodige. Certes, le moyen n'était guère facile et demandait beaucoup de complicités, mais nous triomphions tout de même.

Pour plus de compréhension, il est nécessaire d'indiquer que la façade de la prison sur laquelle aboutissaient nos cellules donnait sur une petite cour servant de limite entre le quartier français et la quartier allemand du fort du Hâ. Dans cette cour, durant de longues heures, les "prévenus" détenus au quartier français faisaient tous les jours une promenade qui, à l'encontre de la nôtre, était libre. C'était par eux que nous arrivions à communiquer... Dés que nous parvenait de la cour la rumeur indiquant la sortie des prisonniers, le coeur battant, nous guettions anxieusement le moindre bruit, parfois, notre attente était vaine; alors, une cruelle désillusion nous étreignait. Mais, le plus souvent, un doigt léger heurtait la hotte de notre fenêtre, tandis qu'une voix contenue appelait "Paul". Aussitôt, un bref colloque s'engageait avec l'invisible interlocuteur et un petit papier était glissé entre les fentes des planches... C'était une lettre venant d'une famille, lettre précieuse dont le contenu pouvait parfois sauver une tête, mais dont, en revanche, la seule lecture par l'ennemi aurait immédiatement causé notre perte. Quelle émotion intense nous saisissait lorsque nous tenions entre les mains ce petit carré de papier écrit par une main chérie; avec quelle foi nous lisions ces quelques lignes rédigées sans la contrainte de la terrible censure qui interceptait les rares messages officiels. Alors, avec un petit morceau de crayon et du papier (parvenus par la même voie), et qui étaient soigneusement dissimulés dans une paillasse, nous faisions une réponse: soit pour demander un complément de renseignements ou pour envoyer quelques mots d'espérance, destinés à réconforter ceux qui nous attendaient le coeur chargé d'angoisse: espérance que bien souvent nous n'avions pas... A quoi bon leur montrer notre misère et notre détresse ? Cela aurait causé à nos parents un chagrin bien inutile: il valait mieux souffrir seul, en silence... "Le moral est bon, tout va bien; nous ne sommes pas trop mal, et sortirons sous peu" écrivait notre main, tandis que notre coeur, en embrassant le papier, leur adressait un adieu, qui, hélas ! pour beaucoup, fut le dernier.

Ce service de correspondance avait pu être établi grâce au prestige de M. Paul Mamert, (détenu, je le rappelle, parmi nous) et à l'admirable dévouement de son frère, qui, malgré le danger et la surveillance dont il était l'objet, transmettait tout le courrier à nos familles, ou nous faisait parvenir les colis.

Par ce moyen vraiment ingénieux, plusieurs centaines de lettres ont pu ainsi partir clandestinement des cellules, pour porter des nouvelles à ceux qui ignoraient le sort d'un homme disparu depuis de longs jours.

De temps en temps, nous recevions aussi un colis; pour cela, le "commissionnaire" soulevait le grillage de sûreté placé sur la hotte, et nous lançait le paquet; tandis qu'aussitôt une main fébrile passait au travers des barreaux pour le saisir.

Inutile de vous dire avec quelle joie nous recevions ce petit morceau de pain et de viande, que nous partagions avec une équité fraternelle à l'aide d'un dos de cuiller patiemment affûté, et avec quel plaisir nous dévorions ces quelques bouchées qui, pour un instant, calmaient la douleur lancinante de la faim.

Parfois, dans ces colis, il y avait des cigarettes; ah! ces cigarettes, ce qu'elles manquaient aux hommes! Ils prétendaient, lorsque les tiraillements d'estomac se faisaient trop sentir, ces tiraillements qui égaraient le cerveau, que de fumer un peu, cela les apaisait. c'était peut-être vrai, mais c'était surtout extraordinaire de voir ces personnes aspirer avidement, à tour de rôle, quelques bouffées d'un "mégot" cependant que les rares camarades qui ne fumaient pas agitaient vivement l'air pour effacer les volutes bleues.

Si les détenus des étages supérieurs ne pouvaient "recevoir" directement, en raison de leur altitude, ils n'en désiraient pas moins bénéficier des envois, et avaient résolu le problème à l'aide d'un "ascenceur" - en l'occurence, une simple corde lestée d'un petit caillou. - qui descendait jusqu'à notre lucarne; avec un crochet de métal, nous tirions la ficelle et attachions au bout la paquet déstiné: lettres, "pipes", allumettes, etc... puis, imprimant deux ou trois secousses à la corde, nous indiquions que l'envoi était prêt; alors, doucement, l'ascenceur montait, portant un adoucissement à nos camarades. Ce qui manquait le plus aux fumeurs, les allumettes...! J'en ai vu qui les partageaient en quatre! Certes, elles ne partaient pas toutes, mais quelle économie nous réalisions ainsi; par contre, quel ennui lorsque le dernier fragment frotté religieusement ne s'allumait pas.

Nous avions bien des émotions avec notre "service de correspondance"; et je me souviens d'un jour où les Allemands ouvrirent juste la cellule au moment où un petit paquet dégringolait sur l'appui de la fenêtre... Nous n'étions pas fiers, car alors c'était la flagellation en guise de punition. Heureusement, occupés à autre chose, ils ne le virent pas et s'en allèrent, à notre grand soulagement. Cette fois-là, le pain nous sembla encore meilleur. Il fallait faire très attention, car la surveillance était constante, les gardiens nous espionnaient par un petit trou pratiqué dans la porte, spécialement à cet effet; aussi, lorsque nous faisions quelque chose de défendu (et tout l'était), l'un de nous allait nonchalamment boucher le trou en appuyant son dos contre l'ouverture, procédé qui avait le don de mettre en fureur le Boche de garde lorsqu'il s'en apercevait; il nous le signalait d'ailleurs par de grands coups de pied contre la porte, et parfois, poussait la méfiance jusqu'à ouvrir si nous ne dégagions pas "l'objectif" assez rapidement. Mais, entre temps, la "chose" compromettante avait disparu, et ils nous trouvaient sages, très sages, même un peu goguenards... Toutefois, bien que l'ordre soit parfait, pour assouvir sa colère, ou, plus souvent, son ivresse, il prenait l'un de nous et l'envoyait au "mitard" pour quinze jours, au pain sec. Heureusement que le lendemain matin, en général dégrisé et ne se souvenant plus pourquoi il avait conduit cet homme au cachot, il le ramenait sans autre explication dans sa cellule.

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