Sachsenhausen, avril 2005


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En avril 2005, à l’occasion du soixantième anniversaire de la libération des camps, j’ai eu la grande satisfaction de pouvoir participer au double pèlerinage annuel de Ravensbrück et de Sachsenhausen. Je ne remercierai jamais assez les amis qui m’ont permis d’effectuer ce voyage qui m’apporta tant d’enseignement. Je partais avec mille questions aux lèvres, l’oreille aux aguets et l’œil en éveil. Je voulais savoir tant de choses… Je voulais comprendre pourquoi ces hommes et ces femmes tenaient tant à revenir sur cette terre d’exil où ils avaient pourtant souffert.

Dés Roissy, ce furent leurs retrouvailles. Des embrassades fraternelles, d’une fraternité hors de la consanguinité, mais issue de la souffrance et du désespoir. Une fraternité pleurant ses disparus, priant sur ses absents et sur leur douleur ; une fraternité, un bloc, un monolithe qui leur avait permis de survivre alors que l’ordre nazi les conduisait vers une mort programmée.

Tous ceux qui ont pu venir sont là, avec leurs problèmes, avec leur pacemaker, avec leurs prothèses, faisant résonner le portique de contrôle à la surprise des agents de sécurité. Ils arrivent, pour certains, se portant sur leurs cannes anglaises ou circulant dans leurs fauteuils roulants. Ils arrivent. Ils sont là.

Pourquoi ?

Eux-mêmes ne se posent pas de question alors que des spécialistes nous font remarquer que le traumatisme provoqué par la déportation a pu laisser, chez certains, des souvenirs obsessionnels habitant leurs jours, détruisant leurs nuits et créant avec cette terre d’angoisse un lien prenant la priorité sur le plus cher lien familial. Ils sont là.

Ils sont là pour témoigner ; c’est leur désir, leur volonté. Ils veulent faire connaître l’indicible, faire toucher leurs plaies, apporter au monde étonné la démonstration du mal profond que peut produire une quelconque idéologie malfaisante. Pour eux c’est un devoir. Je les ai vus, pendant plus de trois jours, face aux caméras ou répondant aux questions d’un auditoire qu’ils auraient, malgré tout, souhaité plus nombreux.

Cet auditoire, nous le connaissons. Il est constitué de jeunes collégiens et lycéens français, venus spécialement à Sachsenhausen, mais aussi d’Allemands, d’une génération autre que celle qui sévit en ces lieux et qui, aujourd’hui, recherche la vérité.

Car, apparemment, la jeune société allemande se pose des questions et culpabilise. Cela m’est apparu, le premier jour, lors de notre arrivée à Ravensbrück. Là, le long du mur extérieur, sur ce que l’on appelle la rue des Nations, où sont fixées des plaques en cuivre identifiant les nations ayant fourni leur lot de déportés, se trouvait un groupe de femmes qui, de loin, me semblaient assez jeunes. Cette équipe de bénévoles s’efforçait de remettre en état les plaques de cuivre recouvertes d’un vert-de-gris envahisseur. Travail long et fastidieux nécessitant de la détermination même pour des âmes culpabilisant.

Les Français étaient donc là, mais ils n’étaient pas seuls ; nous pouvions encore côtoyer des polonais, des slovènes, des ukrainiens, des biélorusses… Tout cela, dans une fraternité souriante.

Ils étaient là, décidés à témoigner. Les déportés français, quant à eux, ont pris cette résolution après un quasi silence de quarante ans, selon certains. On nous assure que, la libération survenue, le retour des 40.000 déportés survivants, trop affaiblis pour participer aux liesses de la Victoire, ne représentait que peu par rapport aux 1.200.000 prisonniers retrouvant leurs foyers et aux 600.000 requis du Service du Travail Obligatoire (S.T.O) rentrant d’Allemagne. La dynamique d’après-guerre relançait l’économie, pour cela, il fallait oublier le passé ; même la vie politique, nous dit-on, ne s’intéressa guère aux 40.000 déportés dont le poids politique était mince. Il y eut, toutefois, des hommes qui voulurent crever le silence. En 1946, un Français, Robert Antelme publie « L’espèce humaine », suivi par l’italien Primo Lévi et son livre « Si c’est un homme ». Le succès, pour celui-ci, viendra en 1958 avec une nouvelle édition ; traduit en anglais en 1959, en allemand en 1961, en français en 1980, il atteint les 500.000 exemplaires. Primo Lévi se suicide en avril 1987. L’Autrichien Hans Mayer écrit en français sous le nom de Jean Amery « Par delà le crime et le châtiment » ; il se suicide en 1978. A ceux là, il faut encore ajouter David Rousset dans un essai de synthèse et Georges Semprun publiant « L’écriture ou la vie ». Le cinéma apporta sa part de témoignage avec des films comme « Nuit et brouillard », « Holocauste » ou « La liste de Schindler ». Il y eut encore l’impact provoqué par le Tribunal de Nuremberg ou par le procès Eichman.

Durant cette période, les rescapés de « L’enfer organisé » ne pouvaient s’exprimer. Transmettre l’indicible était au- dessus de leurs moyens ; limités par les mots, ils ne pouvaient décrire cette réalité qui dépassait la fiction. Sauvés de la mort par une chance inespérée, ils se sentaient coupables ; il leur semblait indécent de parler au nom des morts. Le syndrome du survivant joint-il l’angoisse à la honte ? Bertold Brech écrivait : « On ne peut pas vivre et rester honnête ».

Il faut encore savoir que les déportés, en général, après leur retour, n’eurent aucun contact avec des professionnels thérapeutes, psychologues ou psychiatres. Beaucoup se réfugièrent dans le refus et le refoulement. Roger Boulanger, déporté au camp de Natzweiler- Struthof, pose la question : « Serions-nous la mauvaise conscience de ceux qui ne s’opposèrent pas, qui ne résistèrent pas ? ».

Il fallait, malgré tout, qu’un jour se réveille la conscience de la Déportation. Ainsi que le dit Santayana : « Les peuples qui ne réfléchissent pas sur leur passé sont condamnés à le revivre. »

Pour nos déportés, le témoignage est maintenant devenu nécessaire car ils savent que le temps, en passant, décime leurs effectifs en engloutissant leurs souvenirs, et efface d’une manière inexorable les preuves de leur cauchemar. Laissées à l’abandon les baraques où ils végétèrent ont disparu ; les installations vétustes n’ont plus de réelles apparences. Des reconstitutions ont été faites mais ne sont pas toujours proches de la réalité. La peinture fraîche aseptise les cellules où régna la souffrance. Par ailleurs, l’économie a repris ses droits et a parfois remodelé ce qui était des sites pénitentiaires ; le kommando « Klinker », par exemple, ou encore le site « Heinkel », qui étaient tous deux de gros éléments de la machine de guerre nazie, n’offrent plus au public le caractère didactique que l’on pouvait attendre. Le témoignage de nos amis déportés est donc indispensable pour nous faire connaître les déviations ou les erreurs qu’ils peuvent encore constater Tant que nous pourrons compter sur leur présence et sur leurs souvenirs nous pourrons rester proches de la vérité. C’est là un problème que connaissent tous ceux qui ont le souci de la conservation de la mémoire. Il semble qu’une solution a été trouvée pour le camp de Sachsenhausen.

Sur ces lieux de mémoire, nous retrouvons le plus souvent de nombreux documents, complétés par des tableaux, des photos… Certains regrettaient que l’information ne soit diffusée, en majeure partie, que dans la langue allemande, mais, peut-on réellement réprouver l’effort didactique visant principalement à éduquer une nation ayant connu le nazisme et ses excès. Une nation qui ne pouvait ignorer l’enfer concentrationnaire. Les habitants de Fürstenberg, séparée de Ravensbrück par le lac de Schwedt, ne pouvaient pas ne pas voir les convois de femmes débarquant sur leurs quais de gare ou encore les actives cheminées des fours crématoires, poussant vers eux, au gré du vent, les fumées nauséeuses preuves de l’insoutenable. Il en était de même au camp de Sachsenhausen jouxtant Oranienburg. Et pourtant, à chaque contact, à chaque témoignage, nos amis déportés se refusent à l’amalgame ; leur colère ne peut s’en prendre qu’à l’idéologie nazie, à ses adeptes, à ses acteurs. Nul ne peut condamner le peuple allemand dans son ensemble, alors qu’il fut, lui aussi, la victime des mêmes bourreaux.

A Ravensbrück, ne pouvant accéder à la sculpture commémorative « Tragente » (« Celle qui porte »), nous nous sommes regroupés au bord du lac Schwedt dans les eaux duquel ont été déversées les cendres des fours crématoires. Des roses sont jetées ; hommages rendus à ces morts sans sépultures.

Le four crématoire, on peut le voir, il est là, surmonté de l’imposante et effrayante cheminée, juste à côté de la chambre à gaz. Il n’est pas besoin d’aller bien loin à l’intérieur du camp ; ces sinistres installations se trouvent juste derrière  le mur du camp. A cela ajoutons le couloir des exécutions, longue travée entre deux bâtiments, où furent abattues, en particulier, des étudiantes polonaises, puis des femmes soldats de l’armée soviétique. Tout cela est triste, sinistre, impardonnable par sa cruauté. L’émotion est toujours là, elle nous étreint encore grâce aux témoins qui nous accompagnent et aux souvenirs qu’ils ont bien voulu nous confier. Pour cette raison, un doute se glisse en moi ; qu’adviendra-t-il lorsque le dernier déporté sera disparu ? Serons-nous à même d’habiller ces structures d’une angoisse que nous n’avons pas vécue ?

Il en fut de même à Sachsenhausen où notre ami Guy Chataigné nous offrit la visite commentée que nous espérions. Il nous fit recueillir sur la plaque commémorative déposée à la mémoire des mineurs du Nord et du Pas de Calais qui, le 26 mai 1941 opposèrent leur grève à l’occupant. Ils furent les premiers Français déportés à Sachsenhausen. Partis 270, ils arrivaient 244 à Oranienburg.

Passant sous le porche d’entrée, sur lequel la pendule, arrêtée pour toujours, marque l’heure de la libération par les soviétiques, nous nous heurtons au portail en fer forgé supportant la cynique devise « Arbeit macht frei ». « Le travail rend libre », nous dit-elle goguenarde. Libre, dans cette enceinte ceinturée d’un mur de 2,70 m. de haut, électrifié de surcroît et sécurisé par des miradors où stationnent des gardes fortement armés et prêts à tirer dans le vif éclat de leurs projecteurs. Pour limiter encore cette liberté, toujours le long du mur mais à l’intérieur du camp, se trouvait une barrière de fils électrifiés qui limitait un chemin de ronde où circulaient les ss et leurs chiens. On la devine, certes, mais on sait que sur celle-ci, certains choisirent de mettre fin, de leur plein gré, à leurs souffrances. Les baraques, dans lesquels survécurent nos amis, ont disparu, elles aussi. Elles ne figurent que symboliquement nous assurant, toutefois, que chacune d’elles se trouvait assurément sous les feux des miradors, qui, aujourd’hui se présentent à nous de façon bien anodine.

Sachsenhausen c’est un camp aux effectifs croissants : 2.300 en 1937, 8.300 en 1938, 28.800 fin 1943 et 47.700 en fin 1944 . Au camp concentrationnaire vont s’ajouter des services particuliers ; les bâtiments de l’Inspection générale des camps de l’ensemble des KZ de l’Europe asservie qui stockera ici l’or, les bijoux, les vêtements récupérés sur les victimes des différents camps. C’est là que se cachent les kommandos des services secrets et c’est ici que sera mis en place le piège de Gleiwitz qui permettra l’attaque de la Pologne ; les cadavres de détenus seront utilisés. Le camp de Sachsenhausen hébergera encore les faux-monnayeurs de l’opération Bernhard qui imprimeront environ 150 millions de fausses livres sterling. C’est là que le colonelss Otto Skorzeny viendra s’installer après avoir libéré Mussolini ; il a été nommé chef du groupe S (Sabotage) de la RSHA. Il entraînera ses kommandos et utilisera des déportés comme cobayes, notamment pour expérimenter de nouvelles balles.

Sachsenhausen c’est le camp s’éclatant en plus de 100 kommandos extérieurs par lesquels l’administration >ss monnaiera la main-d’œuvre concentrationnaire jusqu’à son épuisement. Parmi ceux-ci, on souligne l’importance de l’usine camp Heinkel comme celle du kommando Klinker ou celle du kommando Falkensee, lieux où périrent de nombreux détenus. Malheureusement, de nos jours, plus grand-chose ne vient étayer les souvenirs qui nous sont rapportés.

Le temps s’écoulant a rempli son œuvre. Les traces se sont effacées. Les constructions de bois sont depuis longtemps disparues. La rouille vorace a marqué son territoire. Il nous reste cependant encore des éléments accusateurs, tels le quartier cellulaire, le laboratoire de pathologie et la station « Z » , ultime lettre, ultime étape, endroit où se trouvaient les fosses d’exécution, les chambres à gaz et les crématoires.

Le quartier cellulaire, prison dans la prison, est toujours là avec ses 80 cellules. On arrive difficilement à concevoir que, dans ce bâtiment, des hommes aient pu survivre aux trois types de punition qui pouvaient leur être infligés. Comment résister aux arrêts normaux : 28 jours de cellule, quoique avec la ration normale ? Comment aller au bout des arrêts moyens après 42 jours de cellules, avec de la nourriture chaude seulement tous les trois jours ? Comment ne pas périr, dans le troisième cas, dans une cellule obscure et sans possibilité  de s’asseoir ou de se coucher ?

Le pieu est toujours là, poteau de bois de 3 mètres de haut, d’où pendent des chaînes attachées au sommet où le prisonnier, mains liées derrière le dos, était accroché puis hissé, bras retournés, pieds ballants, pendant des heures, sous les coups. A ses côtés, se trouve encore l’Erdbunker , cachot souterrain où le détenu était descendu, une corde passée sous les aisselles, pour un temps indéterminé, le plus souvent sans nourriture.

Le laboratoire de pathologie est ouvert au public avec ses deux tables de vivisection sur lesquelles tant de malheureux sont passés. Les armoires d’outillage sont là, mais les outils ont disparu. Tout est clair, bien net, débarrassé de la cruauté sanitaire qui l’habitait alors. Est-ce un effet de mon imagination ? Descendu dans les caves ayant servi de morgues, je fus surpris par une odeur de cadavre… Reste enfin la station « Z », ouverte depuis peu au public et que, faute de temps, je n’ai pu visiter. Quatre fours crématoires dont il ne reste que des vestiges et qui, pourtant, ont fonctionné sans interruption. On découvrit après la guerre, non loin des fours, deux fosses de 27 mètres cubes de cendres [1]. Sachant qu’un corps humain donne environ 1 litre de cendres, les deux fosses représentaient au minimum 54.000 morts. Toutes les cendres n’étaient pas là, puisqu’en 1947, un ss reconnaissait, au cours du procès qui lui était intenté, avoir déversé, en janvier 1945, environ 9 tonnes de cendres dans le canal Hohenzollern. L’estimation globale donnerait un chiffre global de 80.000 morts.

La nature ne connaît qu’une évolution, la sienne. Elle subit les décisions de l’homme, ses erreurs et ses offenses. Mais, et c’est heureux, dans la plupart des cas, dès que celui-ci relâche son emprise, la nature reprend ses droits. Soixante ans viennent de s’écouler, les arbres du bois de Below, gardent toujours les marques de la tragédie qui s’est jouée là. Les repérages mis en place permettent de comprendre le passé. Les troncs des arbres portent toujours, bien visibles, dans leur écorce, la trace des prélèvements effectués par des marcheurs affamés. Rien ne dit qu’ils mangèrent des pissenlits, de l’herbe ou des pommes de terre, dans le meilleur des cas ; ce fut pourtant vrai. Sans eau, sous la pluie, sous les coups, encadrés par des ss prêts à abattre celui qui tombe, celui qui traîne… Seuls les témoins…

Et c’est là que le bât blesse mon échine déjà branlante. Si je reviens de ce pèlerinage l’esprit particulièrement enrichi et la mémoire emplie d’images, je le dois, bien sur, à mes lectures, mais, principalement aux témoignages de déportés comme Guy Chataigné, Guy Ducos, René Dupau, Georges Durou qui m’ont permis d’assimiler, sur le terrain, l’incroyable et le réel. Comme nous l’avons dit précédemment, la documentation proposée au public est, en majorité rédigée en allemand. Nous avons pu comprendre sur place combien une partie de la jeunesse allemande se soucie de ce passé qu’elle ne parvient à assimiler. Il fallait voir le nombre de jeunes bénévoles proposant de répondre aux différents besoins des pèlerins. Ils proposaient et véhiculaient les fauteuils roulants. Bouteilles d’eau à la main, ils devançaient même la soif de chacun. Fournisseurs de couvertures, de casques traducteurs, de chaises, ils furent pendant plus de trois jours à l’écoute du monde de la Déportation. Il convient donc qu’une documentation solide soit mise à leur disposition. N’ayant pas toutes les données du problème en ma possession, j’en viens à me poser une question peut être inutile parce que déjà résolue. Après la disparition des derniers témoins qui pourra contrôler l’évolution possible de cette documentation, qui pourra vérifier la remise en état des vestiges ou leur reconstitution. Qui permettra d’éviter une éventuelle dérive ?

En ces temps à venir, que nous souhaitons dans un lointain futur, que trouveront les pèlerins venant en ces lieux ? Des documents en français, nous le souhaitons. En français, mais aussi dans chacune des langues ayant hanté cet enfer.

Il ne faut pas, en effet, qu’avec le temps, l’héritage de la Déportation reste en dépôt chez le seul peuple allemand, à la merci de son évolution ou de ses possibles déviations.



 

Jacques Loiseau


 

[1] Le livre de la Déportation, Marcel Ruby