Souvenirs du pèlerinage de FLOSSENBURG (17-24 juillet 2003) :

L’Europe contemporaine est née dans les camps.

Ianis Guérin


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Il paraît que l’on n’est vraiment heureux que lorsqu’on trouve un sens à sa vie. Réussir sa vie en quelque sorte; certes j’ai 2 enfants que j’aime, ma raison de vivre. Pourtant j’ai du mal à trouver un peu de certitude sur le sens de ma vie. Etre heureux bien sûr ; ce qu’aucun élève ni personne ne m’a encore dit lorsque je leur demande à chaque début d’année « Que voulez vous être ? » Le sens n’est pas le même que la sempiternelle question « que voulez faire plus tard ? Qu’avez vous envie de construire de vous ? "

Hier après midi dans le train qui nous ramenait avec Monsieur Grébol (un témoin privilégié de ce que je vais vous raconter), je ne trouvais pas le sommeil malgré la fatigue. Tout s’est soudain éclairci. Et si j’étais sur terre pour témoigner. Servir de courroie de transmission entre les générations. Quelques heures auparavant, les déportés attendaient quelques mots que je n’avais pas préparés. Je nous regardais dans ce bus. Cette «confiture de génération» de 15 à 85 ans. Parler, dire, raconter, témoigner sur ces lieux de mémoire pour les acteurs de la Seconde Guerre mondiale: résistants, déportés de moins en moins nombreux ! Transmettre leur feu sacré aux jeunes générations. Leur dignité faite de libre arbitre et de courage, de résistance et de solidarité dans les camps de déshumanisation rapide ou lente.

En disant, j’étais avec eux, à leurs côtés lorsqu’ils ont témoigné sur ces lieux de mémoire. Leurs histoires qui font l’Histoire des camps durant la Seconde Guerre mondiale. Pas d’Histoire sans témoignages au moins écrits mais tellement plus fort et parlant aux jeunes adultes et adolescents. Pas d’Histoire sans « lieux de mémoire… » pour citer Pierre Nora.

J’espère que ma vie prend du sens après le bonheur que j’ai éprouvé de les accompagner dans les entrailles de la « bête immonde » malgré mes craintes. Mais d’où est sorti un des plus beaux visages de l’humanité: solidarités, courage, espoir parfois. Et si l’Europe moderne était née dans les camps plus de 10 ans avant les institutions politiques officielles me dit souvent Jacques Grébol. A la fin de ce pèlerinage, en voyant Roger Caillé discuter avec le neveu du dernier commandant du camp de concentration d’Hersbruck, je reste plein d’espoir. Je me souviens de l’inscription gravée dans le granit d’une vaste urne funéraire où reposent les cendres des corps brûlés en 1945 dans cette clairière sur le flanc d’une colline d’Hersbruck:" Lorsque les nouvelles générations se rendront compte du crime dont est responsable la génération précédente, il faudra crier à la réconciliation et non à la vengeance ".

Voici cette histoire, belle rencontre entre les générations autour du pèlerinage de Flossenburg.



Comment éliminer le plus de personnes possible au moindre coût tout en utilisant toutes les forces de travail possibles dans les camps d’internement et les commandos ? Les camps de concentration existent bien souvent pour détruire l’humanité par le travail à outrance mêlé de tous les sévices et humiliations. Voilà ce que j’enseigne à mes Troisièmes depuis quelques années.

Un soir de mai lors d’une soirée Astronomie organisée par le collège, je m’évade dans l’infinie poésie de l’Univers qui me pose tant de questions sur nous. Je reçois un coup de téléphone de Monsieur Ledoux. Résistant FFL, déporté, il me demande si je veux accompagner les déportés du camp de Flossenburg et Commandos, prés de Wieden dans le Haut Palatinat en Allemagne. Juste le temps d’annuler mon projet de voyage touristique au Maroc et j’accepte. Je prends cela comme une chance. Je suis content mais rapidement angoissé. Mes questions sur l’origine, la taille, l’expansion de l’univers laissent la place à d’autres questions toutes aussi fondamentales. Vais-je résister ? Tenir le choc ? Etre à la hauteur des attentes des déportés ?(qui ont l’âge de mes grands-parents).

J’ai rendez-vous avec Jacques Grébol et Mme Chaumel en gare Saint Jean ce mercredi 17 juillet pour le TGV de 8H22. Je suis heureux mais tendu en pensant que je ne fais pas un voyage mais un pèlerinage : « Ah ! tu pars en Allemagne, avec quel tour opérateur ? » Réflexion classique qui est le signe de notre société de consommateurs. Je connais un peu Madame Chaumel et Monsieur Grébol. Dès notre rencontre nous nous sourions. Je crois en mon 6eme sens et la force des premières rencontres, premiers regards, première poignée de main. Mon 6eme sens me trompe rarement.

Dès le départ nous rentrons dans le vif du sujet malgré notre fatigue respective. Nous parlons du parcours de Monsieur Grébol. Il parle beaucoup ! Il ne semble jamais fatigué ! Un "vrai moulin à paroles" ! Je l’écoute sagement. Il ne manque pas de répartie ni d’humour. Nous rions par moment. Je suis impatient de rencontrer les personnes qui partageront ce pèlerinage. Nous nous rencontrons devant le bus qui nous attend Gare Montparnasse. Drôle de rencontre. Les regards sont assez crispés. Les affinités se cherchent. Les adolescents sont 5 seulement. Il y a Karine, jeune enseignante chercheuse de 28 ans. Il y a Fabien qui sort de 3eme à 15 ans. Julie même parcours et même âge. Hélène littéraire et plus mûre que ses 17 ans. Elle semble inquiète…Enfin il y a 2 bachelières :Camille et Mélodie. Avec nous, 6 déportés, 2 fils de déportés et des épouses. Le premier contact est tardif à l’instigation de Madame Chaumel et Monsieur Lerognon, président honoraire…. Nous devons rejoindre le groupe qui est parti quelques jours plus tôt mais qui fait un détour par la Tchéquie dont Prague.

Dans le bus, nous nous présentons chacun notre tour. Comme souvent je n’ai rien préparé ! J’aime improviser. L’improvisation ne ment pas. Elle transpire ce que nous sommes parfois nos sentiments. Je pense à mes classes de troisième en particulier celles de 2001-2003 et la rencontre organisée par mon professeur avec les poilus, du même âge que les déportés qui vont nous guider. Cela m’a marqué, tout comme un ouvrage fondamental de Pierre Nora sorti en 1995 : « Les lieux de mémoire ». Comme dans un pèlerinage à Oradour sur Glanes il y a quelques années, je vais être confronté à un lieu de mémoire lourd de sens et de souffrance pour ces gens. C’est important pour moi d’être là ; certes en tant que professeur d’Histoire, mais surtout en tant qu’être humain qui cherche à comprendre une chose pour laquelle il est déjà difficile de trouver des mots pour tenter de s’approcher au mieux de la vérité. Sans Monsieur Ledoux qui intervient dans mes classes de Troisième depuis 5 ans, rien ne se serait passé. Je remercie Monsieur Ledoux , président de la Fédération Nationale des déportés et internés de la résistance de Gironde, et Madame Chaumel car ils ont pensé à moi et ont financé les trois quarts de ce pèlerinage pour moi.

Les jeunes lauréats présents parlent d’honorer la mémoire de leurs grands-parents, cherchent à découvrir, comprendre, vivre la transmission, voire le vécu intergénérationnel. Hélène parle d’une expérience pour la construction de soi. Je suis saisi de l’extrême maturité intellectuelle de ces jeunes qui expriment au peu prés les mêmes choses que moi, les mêmes angoisses, avec des mots, justes, pertinents, forts.

Je ne suis pas rassuré à l’idée de plonger sous la glace de l’iceberg de cette période sombre de l’Histoire. Parfois un iceberg, immergé à 90% se retourne et la vérité éclate, non sans dégâts ! Ce n’est jamais sans dommage de se replonger dans ces brûlures vives. Déjà des mots, des phrases me marquent pour toujours. Je ne parle pas ou peu, j’écoute. « les solidarités sont passées par dessus les sensibilités » dit un déporté dans le bus. Jaques Grébol cite un chiffre. Je suis rentré je pesais 70 kilos Comme moi maintenant dans ce bus. 26 mois plus tard je pesais moins de 40 kilos Comment imaginer pour un jeune enseignant en pleine forme, ou même pour ces adolescents, 900 calories par jour, alors que le minimum vital m’a t-ont enseigné un jour est de 1200 ! Le tout en travaillant 8 à 12 heures par jour parfois dans le froid voire la canicule ! Les travaux sont pénibles surtout dans les carrières de granit.

Puis c’est le moment le plus difficile de la journée, le témoignage de Roger Caillé. Nous sommes tous bouleversés, Roger s’effondre, s’écroule, un silence de mort dans le bus, je n’entends même plus le bruit assourdissant du bus. Beaucoup d’entre nous pleurent… J’écris. Je ne réalise pas tout, tellement son témoignage est long…. Je pense au Pianiste de Roman Polanski, cette souffrance qui n’en finit plus. Son parcours est un martyre, Maintenant nous savons que l’enfer existe puisqu’il en est revenu. Nous sommes marqués tel un tatouage qu’il porte sur l’avant bras ! Sa souffrance est intacte, presque 60 ans après ! Ils ont même trouvé la force de mentir à leur famille en leur disant que tout va bien. Penser à sa famille dans l’extrême souffrance et détresse pour les préserver, belle leçon de courage et d’abnégation. L’unité de lieu, de temps et d’action est là pour ces tragédies alors que nous ne sommes que dans le bus. Ce que je craignais se produit. Je n’ose pas regarder autour de moi. Le silence est absolu. Nous sommes figés. Tout s’arrête, pourtant nous roulons.

Certains mots me frappent dans le bus en écoutant les premiers témoignages :

Si c’était un lieu, ce serait Flossenburg,
Si c’était un nom, ce serait déshumanisation,
Si c’était un crime ce serait contre l’humanité,
Si c’était un rêve ce serait un cauchemar,
Si c’était un sentiment, ce serait celui de la peur,
Si c’était une souffrance elle serait absolue,
Si c’était un manque, ce serait de tout,
Si c’était une matière, ce serait la cendre,
Si c’était une odeur ce serait celle du cochon grillé, celui des corps qui brûlent,
Si c’était une couleur ce serait le bleu de gris, surmonté d’un triangle rouge,
Si c’était une roche ce serait le granit,
Si c’était une vertu ce serait la solidarité,
Si c’était des maladies, ce serait le typhus, la dysenterie, la tuberculose,
Si c’était une industrie, ce serait celle de la mort,
Si c’était une action, ce serait l’anéantissement physique et moral.

Elle a bon dos notre jeunesse…. Les médias ne parlent d’elle que pour les affaires les plus sordides, plus affreuses les unes que les autres. Non ! tous les jeunes ne sont pas les délinquants que certains médias et chaînes se plaisent à montrer sous couvert d’audimat. Voilà les véridiques motifs, faire peur à la France des décideurs. Faire peur est plus vendeur que parler de belles choses. Voici ce que j’ai vécu accompagné de 7 adolescents et jeunes adultes. Des jeunes sortants de 3eme ou de Terminale, une étudiante. Pourquoi choisir de partir dans cette aventure qui traverse tant de moments difficiles de l’Histoire ? Pourquoi est ce dans l’adversité que nous montrons nos plus beaux côtés comme la bonté, ceux de l’espèce humaine ?

Une première étape à Reims. Nous sommes encore sous le choc du témoignage de Roger Caillé. Je ne parle pas, je reste seul. Ce besoin de rester isolé quelques instants pour boire ces paroles que je suis pourtant habitué à prononcer en classe, à entendre. Les jeunes lauréats restent ensemble, déjà.

Nous repartons pour Kaiserslautern. Nous arrivons pour dîner. Deux tables se forment, les acteurs directs de cette époque et les lauréats auxquels je me joins avec Karine jeune enseignante chercheuse de 28 ans. Le repas est très détendu, nous rions enfin, les plaisanteries fusent…je me surprends à être le premier à rire et faire rire. Je me protège sans doute ainsi de ce qui nous attend. Les lauréats semblent détendus, peu fatigués. Ce repas permet de nous présenter, de comprendre un peu comment nous nous retrouvons dans ce pèlerinage. D’où nous venons etc. La nuit est courte, le sommeil ne vient pas, alors que mon camarade de chambre, du haut de ses 15 ans s’endort en 1 minute montre en main. C’est pas juste !

Nous partons pour Nuremberg où nous déjeunons. Le premier choc pour certains lauréats est la gastronomie bavaroise. En particulier des quenelles monstrueuses !

La visite de Nuremberg est décevante car nous sommes en retard et nous l’effectuons dans le bus. Cependant les visites des hauts lieux du Nazisme me plongent dans cette période fanatique. Toujours cette envie, cette volonté de puissance et de grandeur et de puissance pour les hommes et leurs civilisations concurrentes. Les lieux de parade me font dire que même si je n’aime pas le football, au moins les hommes ont trouvé un moyen de se mesurer sans se tuer dans certains sports. Moins mortel comme confrontation ! Je comprends mieux pourquoi je n’ai jamais vraiment aimé les grands stades, lorsque je vois le « Colisée » de Nuremberg. La fanatisation des masses a sans doute commencé ici. Ce lieu me glace, il est froid. Sans vie. Même si les habitants l’ont ignoré durant plusieurs décennies, cherchant même à le faire disparaître derrière la forêt, ils semblent se le réapproprier maintenant : retour sur les brûlures de l’Histoire…Ils sont tout autant victimes que nous, autre génération. Je ne peux pas être tenu responsable des horreurs commises par mes ancêtres…Nous terminons par le tribunal du procès de Nuremberg (novembre 1945-septembre 1946). Des lois de 1935 au procès de 1945-46, nous voyageons dans les lieux "de mémoire de la ville et du nazisme." Pas de destin mais ce que nous faisons. Que s’est-il passé ici ? Je suis mal à l’aise. Pourtant la Nuremberg médiévale est magnifique, vivante, riche, touristique, propre. Que retenir de Nuremberg au final ? Une grande agglomération qui a deux visages. Histoire et géographie font parfois mauvais ménage, pas ici ; étonnement !

Nous nous dirigeons vers Flossenburg, vers la frontière tchèque pour rejoindre le premier groupe parti 4 jours avant nous. Eux reviennent d’un premier pèlerinage en Tchéquie, ils sont une vingtaine comme nous, dont 2 lauréates un peu plus âgées. Nous faisons connaissance durant les discours des autorités dans leur langue respective. C’est le moment le plus ennuyeux pour nous tous. Mais les barrières de la langue sont une dure réalité pour nous Français champions d’Europe de la nullité en langues étrangères…. J’en suis ! Sur le total de notre groupe soit plus de 40 personnes, 2 d’entre nous dont le père Beschet, ancien déporté et aussi pour nous fin organisateur parle parfaitement l’allemand. Dans cette salle, j’observe tous les déportés ils sont au moins une bonne centaine. Certains sont encore sveltes et robustes, d’autres sont logiquement sur le déclin ; Comme me dit Jacques Grébol, qui sera toujours aux côtés des lauréats ainsi que moi : « Ce n'est pas la forme mais c’est pas l’heure de la réforme » Le poids de la souffrance, de la vie, des épreuves, n’a pas les mêmes effets sur les hommes, les femmes, les organismes. Pourtant une belle partie d’humanité est là devant moi. Pour beaucoup d’entre eux, quelle énergie. Malgré la fatigue, ils rient, plaisantent, boivent…sont d’ailleurs moins raisonnables que les plus jeunes que nous abreuvons de jus de fruits ! Pour les anciens le vin et la bière semblent avoir plus de faveurs. Les Russes semblent nombreux bien sûr, les Polonais surtout ; certes plus touchés par les atrocités des camps en nombre, car les souffrances ne peuvent se comparer, ce serait stérile. Pour les déportés des pays de l’Est, Jacques Grébol me rappelle que les aides sont ridicules parfois inexistantes. Difficile. Les sacrifices d’un tel voyage sont lourds pour beaucoup d’anciens déportés. L’Europe unie politiquement n’efface pas les énormes inégalités sociales et spatiales qui structurent notre continent en forts espaces de fortes fractures. Les Français partent en premier…. Nous rentrons à l’hôtel. 

Le lendemain matin nous partons pour Flossenburg. Nous attendons longuement à l’entrée du camp, les autorités allemandes semblent dépassées. Leur bonne volonté ne suffit pas à fédérer les différents groupes qui ne parlent pas la même langue, sont petits, très importants parfois. L’attente nous permet d’écouter les témoignages des anciens déportés français. La visite du camp est avant tout pour les jeunes et familles des déportés. Je remarque rapidement Fabienne Dauzat, qui doit avoir mon âge. Petite fille de déporté disparu ici, je comprends et j’admire sa démarche. Elle prend beaucoup de notes, va vers chaque déporté, les enregistre, enregistre tout ! Elle prend un grand nombre de photos, souvent selon des règles que seule elle semble connaître. Elle semble souffrir ici, revivre une part de vie de son ancêtre. Je la regarde faire, toujours très discrète et souriante pour les autres. Nous sommes sur un authentique lieu de martyr. Je vais enfin voir le père Beschet, il ma fait remarquer que lorsque ses amis et fidèles lui disent avoir subi le martyre en subissant une épreuve, il prenait cela avec beaucoup de recul. Ici c’était le Martyre ultime pour beaucoup !

Finalement, nous commençons notre visite avec un groupe de jeunes Tchèques qui s’assoient au bout de 20 minutes de visite et d’attente sur l’ancienne place d’appel. Une route départementale traversait encore il y a peu le camp en deux. Les baraquements en escaliers qui donnaient sur cette place d’appel ont laissé place à des lotissements pour les familles voire d’anciens déportés. Etonnement des jeunes : « comment peut-on vivre ici » ? Il faut vivre…. quelque part. Mémoire lourde à porter pour cette petite bourgade tranquille. Le tourisme est certes moins « glamour » que mon « spot » de surf de Biscarosse, pourtant ce « tourisme » qui est ici plus un pèlerinage culturel existe. Nous faisons partie d’une toute petite minorité qui ne fait pas réellement du tourisme au sens réel mais qui amène des étrangers dans cet endroit. Dans le bus Henri Lerognon m’a confié la lecture d’un livre écrit par un des 3 médecins du camp de Flossenburg. Son fils a publié un récit à partir des notes de son père. Ce récit m’a bouleversé par les détails de l’horreur vécue mais aussi par la force de caractère et les ressources morales de ce médecin pour sauver un maximum de déportés. Je me replonge dans le livre en foulant les lieux de ces atrocités. Je ne remercierai jamais assez Henri Lerognon de m’avoir prêté l’histoire de 3 hommes Jacques Michelin, Michel Bommerlaer et Alain Legeais, 3 médecins français relatant ce récit poignant: « En ces années là ». Ce livre est remarquable. Il est écrit par son fils Hervé, est consacré aux activités de son père dit « Miche » dans la Résistance, à son arrestation et à sa vie de médecin dans le camp de déportation de Flossenburg. C’est sans doute, dans cette activité de médecin que réside l’essentiel de son engagement » Henri Lerognon. Lorsque nous nous rendons sur le lieu de l’infirmerie où se déroule la seconde moitié du récit, il ne reste que les fondations, mais les horreurs du médecin nazi remontent en moi, j’ai encore du mal à en parler à une jeune lauréate Hélène Fessenmeyer qui est mes côtés pour cette visite. Je me confie à Jacques Grébol pour lui raconter. J’ai besoin d’en parler pour me convaincre de la teneur de ce que j’ai pu lire. Le « Revier », c’est à dire l’infirmerie et l’hôpital du camp fut pour beaucoup de déportés français un havre de paix dans lequel il purent bénéficier de conditions de vie et de soin leur permettant de retrouver courage et d’améliorer leur santé chaque fois que cela été humainement possible.

Plus loin, le moment le plus terrible approche pour beaucoup. Nous nous dirigeons vers le crématoire où tant de corps décharnés ont terminé leur vie, même après la libération par les Américains qui ne savaient quoi faire des corps. D’autant que beaucoup sont morts quelques jours après la libération. Lorsque nous rentrons dans le crématoire, je suis un des seuls à prononcer des phrases pour exorciser. Je parle et j’écris car j’ai besoin de comprendre. Je vois la table de dissection dont parle le récit lu la veille. Je remarque le malaise d’Hélène puis le recueillement total, son visage est déformé par les lieux. Janine Chaumel fille de déporté reste un instant après nous se plonger dans le souvenir et le recueillement. Son père est mort ici. Son héros est mort ici. Comment savoir ce qui s’est réellement passé pour nos morts ? Nous nous recueillons encore sur la stèle commune des milliers de corps non identifiés après la libération, parfois exhumés pour leur donner ce dernier hommage. Nous sommes tous touchés par cette descente aux enfers. Comment expliquer cela ensuite ? Comment imaginer les souffrances qui ont existé ici ? Avec quels mots ? J’observe les déportés, l’émotion est intacte, elle ne triche pas ! Les lieux ont eux bien changé. La nature, ici la forêt, a repris ses droits. La végétation est luxuriante, presque exubérante. Les arbres qui nous entourent ont presque 60 ans et nous contemplent, pauvres humains.

La mémoire des souffrances continue. Nous gravissons les escaliers immenses qui auparavant menaient aux 16 baraquements en bois prévus pour 1600 prisonniers puis agrandis pour 3000 ensuite. Au total 30000 morts au moins, 100000 personnes ont été détenues ici. Le tout entouré de hauts barbelés électrifiés et flanqué de plusieurs miradors. Ces escaliers sont immenses, en largeur mais surtout en hauteur. Nous partons sur le chemin, dernière épreuve de ce camp lorsqu’il fallait monter ces marches le soir après 12 heures de travail pénible dans la carrière de granit ou dans l’usine de moteurs d’avions Messerschmit (avions de la Luftwaffe). La hauteur des marches est impressionnante. Nous éprouvons de la difficulté à escalader la moitié de celles ci. Penser à ces hommes et femmes de 40 kilos, faire la même chose 2 à 4 fois par jour dans leur condition physiologique de grande faiblesse termine d’achever leurs forces. Je me demande avec Hélène comment se fait-il que l’on a construit ces lotissements à cet endroit ? Jacques Grébol et Roger Caillé, nous disent que les Allemands et les familles des déportés ont été aidés après la libération pour s’installer ici avec des facilités. Nous rencontrons un vieil homme qui semble d’origine slave. Lorsque Jacques Grébol lui dit qu’il a passé 26 mois ici, il lui répond qu’il y a aussi passé plusieurs mois. Il y est resté ! Je pense à la plaque de granit que les déportés ont dû lire en allemand à l’entrée de ce camp mais aussi d’un grand nombre de camps de concentration : « Arbeit Macht Frei » c’est à dire : « Le travail rend libre ». Comment interpréter cela avec mes élèves ? Comment leur expliquer cette propagande, ce cauchemar à humilier, détruire, ici par le travail petit à petit. Ici un seul leitmotiv, l’anéantissement physique et moral par le travail, travail fortement rémunérateur pour l’industrie de guerre allemande. Tout est planifié, pensé, rationalisé pour gagner une guerre, exploiter l’ennemi tout en niant leur humanité. Je vérifie cela en écoutant les témoignages. Alliance de l’intelligence et du mal absolu!

Après le déjeuner, nous nous retrouvons à la salle des fêtes de la mairie de Flossenburg. Un échange entre 2 groupes de jeunes français et 2 jeunes étudiantes allemandes, qui réalisent un mémoire de recherche. 10 déportés nous font face pour répondre à nos questions ? Celles ci ne manquent pas durant ces 2 heures. Karine et moi sommes au cœur de l’épistémologie, histoire et mémoire, tandis que les plus jeunes questionnent les déportés sur des faits plus précis. Chacun semble trouver son compte dans ces témoignages. Je rencontre un général en retraite de Lorraine qui est venu 48 heures par ses propres moyens pour écouter les déportés comme chaque année. Ce monsieur écoute religieusement les témoignages sans broncher ! Le père Beschet structure avec énergie l’intervention des déportés en plusieurs étapes. La résistance, l’engagement et les arrestations d’une part. La déportation, les camps et les marches de la mort d’autre part. La libération des camps enfin. Je suis impressionné par la rigueur, autoritaire pour moi, avec laquelle le père Beschet dirige les débats. Aucun écart n’est permis, et est immédiatement sanctionné. Personne ne bronche. L’habitude où l’éducation jésuite sans doute !

Je me souviens du thème du concours de la Résistance et de la déportation cette année puisque certains de mes élèves l’ont tenté. Les jeunes dans la Résistance. Je me souviens de l’intervention de Monsieur Ledoux. Je leur demande quelle est la part liée à la jeunesse c’est à dire, fougue, inconscience, et celle de l’éducation des parents en particulier l’éducation politique dans leur engagement dans les réseaux de résistance ? Pourquoi une telle prise de risques souvent non calculés ? Roger Caillé est le plus jeune, il prend la parole ; il a 17 ans en 1940. L’envie d’action, l’impatience, l’envie d’engagement semblent déterminant. Surtout pour les quelques milliers à avoir entendu l’appel du Général de Gaulle du 18 juin 1940. Je remarque que Roger Caillé est un des seuls à ne pas être issu d’une famille intellectuelle, mais c’est un sportif accompli, Rugbyman, dur à la tâche ! Il y a aussi ce rejet viscéral lié à l’occupation allemande, ce patriotisme flamboyant. Les femmes jouent aussi un rôle fondamental. Elles sont alors minoritaires mais leur détermination est sans faille, leur engagement total. L’expérience de « Suzon » à Ravenbruck est impressionnante. Je les trouve courageux; ils ont toujours ce feu sacré en eux. Je crois que c’est un tout. Dire non, désobéir, lorsque la liberté est bafouée tout simplement. Leur choix est un choix citoyen responsable! Là aussi il faut expliquer cela profondément aux jeunes générations. Pour eux il fallait se méfier à 100% de tout le monde. Ne pas oublier que pour le plus grand nombre c’est leur refus du STO (Service du Travail Obligatoire), qui les a poussés à entrer clandestinement dans un réseau de résistance. Expliquer aux jeunes que l’appel du Général de Gaulle n’est pas placardé partout en France !

Tous ont été arrêtés sur dénonciation ! arrêtés surtout par les Miliciens. Tous ont été torturés. Pour eux l’attente est une horreur ! Entre 2 interrogatoires accompagnés des pires tortures, il est très difficile de se projeter dans l’avenir, car celui ci est alors très court, les exécutions sommaires sont fréquentes ! Tout le temps il leur est annoncé leur future exécution pour les faire parler. Les miliciens, une partie bien sombre voire noire de notre histoire nationale. Un seul film français très confidentiel en parle : « la Milice, film noir ». Oui d’autres Français mais qui avaient d’autres valeurs : la bêtise ou la haine !

La déportation ou plutôt les déportations sont éloquentes. Compiègne semble presque un camp scout comparé aux commandos allemands. La longueur des voyages en trains est inhumaine. Parfois 3 ou 4 jours sans boire. On m’a toujours appris que l’être humain ne peut survivre à plus de 3 jours sans boire. Je comprends mieux les chiffres de mortalité avancés. Parfois jusqu’à 50% de mortalité dans ces trains. Tout cela en restant debout au milieu des morts ! Parfois des tours pour s’asseoir sont organisés. Les récipients utilisés pour les selles débordant rapidement. Comment se mettre à leur place ?

L’arrivée dans les camps est une « incorporation », le général sursaute ! Oui lui répond le père Beschet, une incorporation au sens littéral, c’est à dire dans le sens de devenir membre des corps souffrants. Sourires complices…. Je m’étonne au début puis ris avec eux. L’internement est un moment de pur sadisme. Oui le sadisme est sans doute le mot qui convient le mieux à ce camp. Il dure 4 jours et 3 nuits ! 2 jours d’attente pour être tatoué rasé à 100% après une désinfection. Le tout sous les coups des S.S et des kapos. Jacques Grébol dit « on se retrouve à poil mais surtout sans poil ! ». Toujours le mot pour rire ; Mais il cache une sensibilité à fleur de peau que les plus jeunes ne tarderont pas à découvrir. Sa sensibilité dans ses témoignages me touche toujours au cœur, au plus juste. Ni trop, ni trop peu. Très vite les internés de Buchenwald racontent. Nous passions du statut d’êtres humains à celui de stuck, c’est à dire d’un numéro à connaître immédiatement par cœur et en allemand bien sur !

Dans le cas contraire les coups pleuvent, ils peuvent vite être fatals. Le sadisme des kapos est omniprésent.

Les amitiés sont fondamentales pour survivre dans les camps. Jacques Grébol résume tout : "un détenu seul est un détenu mort ! ". Les solidarités sont souvent nationales ; on se soutient le moral par nationalité. Jacques Grébol parle de : « la solidarité des mains vides ». Pour eux il faut s’occuper l’esprit. Je repense à ce que j’ai lu ou entendu. Ceux qui se sont raccroché à Dieu ou à la musique s’en seraient mieux sortis. A Flossenburg les anciens reparlent des menus virtuels qu’ils imaginaient. La vérité est que les solidarités dépassent souvent les clivages et les sensibilités. L’espérance de vie est alors de 6 à 8 mois. La mortalité est celle enregistrée en moyenne dans les camps de concentration. 50% ! L’extermination par le travail est réelle, profonde. Le moral est souvent le dernier recours, car comment se reposer sur le physique, il est inexistant ! Souvent le moral est entretenu par les nouvelles du front. Beaucoup sont morts à l’annonce de la contre offensive allemande à l’hiver 1945, alors que pour tous l’espoir du débarquement est le seul fil qui les tient en vie ! A l’annonce de cette mauvaise nouvelle, beaucoup meurent, se laissent partir et meurent rapidement. La mortalité s’envole !

Suzanne Mondamey dite Suzon avec Geneviève Mathieu nous raconte son parcours à Ravenbruck, camp de femmes. Les enfants sont systématiquement tués à la naissance. On les noie avec de l’essence, ils sont  « tabassés » ! 800 morts rien qu’en 1945 ! Les mères n’ont pas de lait. Le sadisme s’exprime parfaitement aussi. Les infirmières dont Suzon ne disposent que de 2 biberons et 10 flacons. Les filles âgées de 23 et 24 ans vont voler des gants chirurgicaux pour improviser 10 tétines avec les doigts des gants ! Au total 3 petits Français survivent, 2 garçons et une fille nés à Ravensbrück, avec le numéro matricule de leur mère bis. Quelle volonté, quelle leçon de mémoire d’avoir des papiers sur lesquels est inscrit nés à Ravensbrück Quel courage et quelle volonté de vivre. Belle résistance. Tout le monde est ému par ces témoignages. Arriver à conserver en vie un peu de ces petites vies dans un milieu si hostile. Belle leçon de vie. Les autres enfants sont morts.

A la Libération, un ouf mais aucune explosion de joie! Beaucoup meurent quelques heures avant et après la libération par les Américains, qui passent rapidement. L’endroit est enclavé au vrai sens de la géographie. C’est une des raisons pour laquelle les nazis y ont installé ce camp en 1938, construit par des détenus de Dachau pour la plus grande partie . Un dernier fait de résistance : mourir libre ! Je suis encore plus choqué d’apprendre que la plupart des déportés qui sont morts le sont d’avoir mangé tout simplement ! Au passage des Américains la nourriture abonde. Ne plus manger durant des mois fragilise considérablement ces organismes. Les capacités du foie et de l’estomac pour la digestion sont réduites à néant. Plus la force de digérer les aliments. J’imagine que ces pauvres malheureux sont morts d’hémorragies internes. Crever de faim durant des mois, résister à la faim puis mourir d’avoir mangé, je n’arrive pas à l’accepter. Jacques Grébol me raconte sa libération. Dans un champ il coupe la tête d’une oie avec des camarades. Il saisit une boîte en métal et récupère le sang qui gicle ; il boit le sang d’une oie. Il a le typhus et tombe rapidement dans le coma. Sur 10 survivants amis à la libération, lorsque il se réveille 2 semaines après à l’hôpital ils ne sont plus que 3 vivants. Il me dit alors que quelque part le typhus lui a sauvé la vie. Il serait certainement mort d’avoir mangé des aliments solides comme du chocolat. Pour boire le sang d’une oie, peut-on imaginer à quel point ils étaient affamés !

Le déclin physiologique et la déchéance physique sont totaux !

Les 2 heures dévolues à cet échange semblent insuffisantes, nous continuons la conversation de manière informelle. Les jeunes étudiantes allemandes sont assidues. Nous repartons au camp, afin de rencontrer les autres jeunes européens. Le président de l’association Michel Clisson se voit proposer de joindre le groupe des jeunes français, afin de préparer un discours commun, rédigé en anglais, qui devrait être lu le lendemain lors de l’inauguration officielle en présence entre autre d’un ministre Polonais. Finalement, 4 des 7 français se joindront à ce groupe de travail le soir, avant de rejoindre l’hôtel à Weiden, tard le soir.

Le lendemain est la grande journée de commémoration officielle en présence de toutes les délégations européennes. Une messe est célébrée le matin. Les jeunes lauréats, exceptés deux, ne souhaitant pas assister à une messe œcuménique, je reste avec eux à Flossenburg, tandis que ma collègue Karine reste à Weiden pour travailler et trier ses notes, dans le but de publier ses recherches. Comme d’habitude je prends toujours des mots, des notes informelles, à charge ensuite de tout trier. Nous passons la matinée à discuter avec les lauréats ; Nous nous installons au sommet du bourg au sommet du château médiéval perché à prés de 800 mètres d’altitude, au frais ! Nous parlons de tout, nous blaguons, plaisantons, rions ouvertement, puis revenons petit à petit à notre pèlerinage. Je les écoute. Nos sensibilités sont déjà très différentes. Certains s’isolent pour méditer. Au loin nous entendons les chants remonter de l’église. Autre particularité, nous sommes dans le Haut Palatinat, et les protestants sont majoritaires alors que nous sommes dans la moitié sud du pays ce qui signifie que les catholiques sont majoritaires d’une manière générale. C’est un bout du monde, un de ces espaces enclavés comme chaque pays peut en posséder.

Après le déjeuner la cérémonie commence à 14H30, sous un soleil de plomb. Le discours du ministre polonais est interminable, 22 minutes, c’est trop ! Quel manque de respect pour ces personnes âgées à l’ombre certes, et qui malgré des distributions d’eau permanentes souffrent de la chaleur. Michel Clisson nous ordonne d’aller nous mettre à l’ombre. Ce que nous faisons sans tergiverser. Hélène Fessenmeyer se rend compte que sous cet immense chêne, sont encore dessinées les traces des murs de séparations entre les cellules individuelles d’internements. Le trou pour certains. Un gouffre vers la mort le plus souvent. Il ne reste que des mousses pour signaler les fondations. Les cellules sont alignées sur 100 mètres. Je calcule leur nombre rapidement, au moins 50 alignées  ! Elles sont minuscules. 4 mètres carrés environ.

Nous nous dirigeons à nouveau dans l’enceinte du camp. Nous nous dirigeons vers les stèles nationales. Chaque groupe s’installe pour rendre hommage à ses frères. Nous entonnons une Marseillaise après la sonnerie aux morts. A chaque fois, j’ai du mal à contenir mes larmes lors de la Marseillaise, ce chant que je ne pouvais entendre il y a quelques années lorsque j'étais adolescent. Sur la stèle française, inscrit, le chiffre de 4771 morts ! Au total 73926 d’entre eux y ont laissé la vie ! 89970 déportés ont été enregistrés à Flossenburg.

Je suis surpris par une scène surréaliste, digne d’un film. Durant le discours d’un jeune rescapé sauvé par un soldat américain qui est là, et qui a participé à la libération du camp le 23 avril 1945, parallèlement à cet hommage diffusé par une sono, une prière juive chantée se déroule en même temps sur la stèle polonaise. Devant moi un juif, dés les premiers chants se met à se balancer en rythme, puis se dirige vers la deuxième commémoration. Je me retrouve au milieu, entre les 2 hommages ! Ne pas oublier que les Russes et Polonais ont chèrement payé leur passage entre les mains du totalitarisme nazi ici, avec 23000 et 17000 morts respectivement. Puis viennent les Français et les Tchèques classés par nombre de pertes avec à la fin, la stèle américaine et ses 2 victimes mais avec une délégation venue rendre aussi un hommage. Les Tchèques ont sagement attendu que notre hommage puis notre Marseillaise soient terminés pour commencer le leur. A la fin, un Catalan espagnol vient déposer une rose sur la stèle française, il prononce une phrase que seul Jacques Grébol , catalan, bilingue, comprend. Sans doute une amitié franco-espagnole de plus. Je suis touché par ce geste qui passe presque inaperçu, car mon grand-père paternel décédé, il y’a 10 ans déjà est Majorcain, c’est à dire catalan espagnol aussi et a fait la guerre d’Espagne avant de pouvoir se réfugier à Bordeaux. Effectivement les solidarités ont dépassé les clivages ici pour survivre. Nous remontons vers l’entrée du camp, visitons la synagogue, puis reprenons nos discussions avec les déportés. La journée a été rude physiquement (grosse chaleur) et moralement (les souvenirs semblent intacts). Face au temps qui nous reste avant le repas nous partons visiter la carrière de granit distante de quelque 300 mètres seulement ! La carrière comportait les fronts d’extraction proprement dits et une entreprise privée attenante ou le matériau était transformé en pierre de taille. Jusqu’au bout de la souffrance dit le père Beschet. Ici les déportés semblent retrouver pleins de souvenir très douloureux ! Le sadisme des gardes S.S ou des kapos jetant leur dévolu sur un jeune est sans limite. " Ici règne l’extermination par le travail et les coups " dit Roger Caillé. 8 à 12 heures de travail par jour avec une pause d’une heure pour avaler une soupe qui n’est que de l’eau pour les premiers servis. Le père Beschet dit alors " c’est ici que la deuxième résistance commence pour nous, rester des hommes ". Ne pas oublier que cette extermination appartient à une chaîne économique contrôlée par les S.S. Beaucoup de carrières sont privées. Les S.S rentabilisent leur entreprise par l’extermination ! Peut-on parler de cynisme ? Pire que cela sans doute. Quel mot alors ? Jacques Grébol me dit alors : « de la tête aux pieds nous étions une douleur ambulante ! ». Certains d’entre nous repartent avec un morceau de granit, le mien est taillé.

Le lendemain nous partons pour Cham. Des échanges avec des jeunes élèves allemands du lycée Robert Schuman et les déportés sont organisés. L’accueil est excellent ! Certains semblent avoir l’âge des Troisièmes d’autres semblent plus vieux, des lycéens, même si la comparaison avec le système d’éducation allemand semble difficile. Les questions des jeunes allemands sont pertinentes et riches de sens. Elles reprennent les mêmes interrogations que celles des Français. Des lectures bilingues des témoignages des déportés qui se présentent sont organisées. Deux questions retiennent plus mon attention : « quel a été votre sentiment lors de votre premier voyage en Allemagne après la guerre ? » D’autant que notre lycée porte le nom de Robert Schuman, le nom initial, car après une erreur de la secrétaire à la mairie il porte le nom du musicien Schumann. Peu importe, la musique adoucit les mœurs ! Roger Caillé répond de la plus belle manière, car sa fille travaille et vit en Allemagne ! Certains déportés de Flossenburg en sont à leur quarantième pèlerinage ! La réconciliation a même commencé avant les gestes des politiques, nous apprend le père Beschet. Un puits de sciences cet homme. Les jésuites se sont réunis dés 1947 dans la forêt Noire. L’ambiance semble moins solennelle ensuite. Des rires s’esquissent d’autant que le français d’un jeune allemand prête à sourire sans moquerie. Autre question posée : « Comment avez vous réussi à survivre ? » Jacques Grébol répond que c’est : « un ensemble de motivations (faites de moral et d’espoir), une rage de vivre ainsi qu’une chance immense ». Survivre pour témoigner !

Je remarque rapidement le travail sous forme d’exposé présenté sous forme de 3 tableaux dont le thème est la jeunesse allemande sous le totalitarisme. Je leur fais remarquer après avoir regardé plus précisément leur travail que je le trouve remarquable ! Comme un prof reste un prof, au passage je leur dis que j’aurais certainement mis la note de 18/20 !

Le discours du principal et surtout celui du Maire de Cham sont magnifiques. Enfin un discours d’un politique remarquable car sincère, juste, concis et clair ; En substance, il parle du passage du mépris et de la haine vers le pardon et l’amitié franco-allemande à travers nos rencontres annuelles. Il semble que nous soyons en train de vaincre la haine et la xénophobie, même si le travail reste considérable et semble être une lutte de tous les instants, nous participons à notre tour à la réconciliation entre nos 2 peuples.

PAS DE DESTIN MAIS CE QUE NOUS FAISONS.

Nous nous rendons au cimetière tout proche du lycée avec les élèves allemands afin de rendre un hommage sur la stèle des morts déportés français. Je me retrouve parachuté porte drapeau sous la canicule. J’en retire une fierté immense. Les jeunes collégiens allemands entonnent le chant des marais en allemand en hommage après la sonnerie aux mort et la Marseillaise.

L’après midi nous partons pour une cérémonie au monument de Schupf. Mais avant, nous déposons une gerbe sur le lieu de la libération d’un grand nombre de déportés. Jacques Grébol est submergé par l’émotion en nous relatant la mort de ses camarades lors d’une marche de la mort effroyable. Libérés par les Américains qui passaient rapidement, les survivants se sont débrouillés comme ils ont pu. Beaucoup de morts lors de cette route de Cham, sans doute 50%. Achevés d’une balle dans la tête par la faucheuse c’est à dire des nazis en queue de la marche. Comment exterminer de manière sadique ceux qui avaient réussi à survivre aux camps et commandos affiliés ? L’endroit est joli, un coteau arboré et vert. Pourtant les souvenirs font mal ! Après l’hommage, Roger Caillé me dit que c’est l’école du Rugby à la dure qui lui a permis de résister à tout cela et à cette marche. Il était très sportif, mais surtout il a une volonté de fer, cet homme.

Le monument de Schupf est perdu au bord d’une petite route. Aucune signalisation sur la route. Nous semblons seuls, le bus a du mal à se garer dans un virage devant une barrière de sécurité. Nous grimpons sur le chemin d’accès au monument. Le chemin de terre grimpe de manière rude. Tout le monde ne grimpe pas à la même vitesse. Les groupes de randonnées se forment, et changent. Je suis surpris une fois arrivée. Beaucoup de monde nous attend dans cette clairière entretenue. Ce sont des habitants de Schupf, qui entretiennent le monument et la mémoire de cet endroit qui a vu brûler des centaines de déportés ; brûlés à la hâte par les nazis à l’abri d’une clairière. Quelle mémoire à porter pour les habitants de plus en plus nombreux chaque année ! Des habitués se reconnaissent immédiatement. Je me retrouve porte drapeau une nouvelle fois. Nous sommes tous autour de ce monument en forme d’urne funéraire, autour de cette petite place carrée. Après l’hommage, les discours dans les 2 langues nous chantons ensemble le chant des marais en allemand. Je ne comprends pas l’allemand mais je chante quand même. Quelle belle réconciliation de se retrouver ici à tous âges, anciens déportés, habitants du bourg, autour de ce lieu de mémoire si douloureuse. Ces gens sont exemplaires. Je repense au discours du Maire de Chum quelques heures plus tôt. Tout autour de l’urne funéraire circulaire, une phrase lourde de sens gravée est traduite par un professeur de français. Une phrase magnifique : « Lorsque la nouvelle génération se rendra compte du crime dont est responsable la génération précédente, il faudra crier à la réconciliation et non à la vengeance. » A méditer. En redescendant vers le bus, je rencontre un jeune homme qui se présente à moi. Nous parlons anglais pour nous comprendre. Il me dit avoir eu un incident mécanique qui l’a privé de cette cérémonie. C’est un jeune professeur de musique, violoncelliste. Il me demande alors s’il peut nous suivre à l’hôtel ce qu’accepte le présidant Michel Clisson. Le soir au moment du repas il s’installe prés de nous et nous joue une suite pour violoncelle de Bach. Certains comme moi sont émus, la musique est un mystère qui nous prend parfois comme la mer. Jacques Grébol mange à mes côtés, notre dernière soirée en Allemagne est festive, nous buvons du vin, trop !

Le lendemain un dernier hommage au camp d’Hersbrück est organisé avant notre départ. La cérémonie se déroule au milieu de la forêt mais au lieu du silence et du recueillement nécessaire nous sommes abrutis par le son des avions F 16 américains de l’Otan, qui font du rase motte au-dessus de nous ! Des jeunes Allemands nous accompagnent. La foreuse rouillée pesant 36 kilos est un témoignage particulier. Cet engin est affreusement lourd à porter. Je m’y emploie difficilement alors que je suis en pleine forme fort de mes 70 kilos. Comment porter cela plusieurs heures par jour même à deux, alors que certains déportés pesaient moins de 50 kilos ?

Le tunnel de la Houbirg à Happurg est notre dernier hommage. Une plaque sculptée à l’entrée du tunnel rend hommage. Là aussi le chemin d’accès ressemble plus à un chemin de Grande Randonnée. Les jeunes s’amusent à le grimper en courant. L’endroit est très sombre. A la fin de la cérémonie en redescendant, un homme de la quarantaine se présente à nous ; il est le petit-neveu du dernier commandant nazi du camp d’Hersbruck. Il vient spécialement de Munich, distant de plus de 200 kilomètres pour rencontrer les déportés. Humblement il vient à nous ; lui aussi est une victime de ce qui s’est passé ici. Il n’est pas responsable. Son geste est dans la lignée de ce qui est gravé sur l’urne funéraire de la veille. J’ai envie de l’applaudir mais je n’ose pas. Ce sont les déportés eux même qui le font. Quel courage, quel geste plein d’apaisement. Il nous faut bien tirer des leçons de l’histoire, sinon à quoi sert de vivre ? Sans doute que l’image que je retiendrai de ce pèlerinage sera celle de cet homme invité à notre table discutant avec Roger Caillé ancien déporté de ce camp qui a comme les autres souffert le martyre dans ce camp. Ces 2 hommes assis à la même table. Je repense alors à bien faire la distinction entre les Allemands parfois aussi victimes des nazis ! Et si l’Europe était née dans les camps ?

Nous repartons pour passer la nuit à Metz. les conversations ont été prolongées.

Le lendemain sur la route qui nous conduit à Paris les déportés souhaitent entendre les lauréats et enseignants sur leurs impressions de pèlerinage. Les filles préparent chacune un petit discours tandis que Fabien le seul garçon se laisse guider par l’improvisation. Je suis marqué par la diversité mais surtout la qualité des interventions de chacun. Les motivations sont différentes les interventions touchent juste, elles viennent du cœur avant tout. Vivre autre chose pour certains, approfondir des connaissances pour d’autres. Apprécier la liberté aujourd’hui. Comprendre ou essayer de comprendre mieux ! Je me sens au carrefour de toutes ces sensibilités. Je les partage aussi. Tout comme cette peluche que les lauréats décident d’acheter à Jacques Grébol sur une aire d’autoroute. Ce n’est pas préparé cela vient du cœur. Il s’effondre en larmes. Je ne me souviens plus exactement de ce que j’ai dit car je n’ai rien préparé. Je me souviens juste d’avoir évoqué les images qui vont me rester en mémoire de ce pèlerinage. Je crois avoir parlé de la confiture de générations qui était dans le bus avec moi. La confiture est un aliment noble car contrairement à la marmelade elle ne conserve que le meilleur du fruit. Je me souviens enfin d’avoir adressé un message à méditer aux jeunes lauréats : « pas de destin mais ce que nous faisons ». Phrase que j’ai eu la surprise d’entendre dans un grand film américain de science fiction.

Quelles leçons tirer de ce pèlerinage ? Difficile à dire car je manque encore de recul. Je suis heureux de l’avoir fait. Je me rends compte à quel point j’ai pris, j’en suis certain, une bonne décision d’entreprendre cette aventure humaine. Je suis heureux que M Ledoux de Bordeaux ai pensé à moi pour accompagner Mme Chaumel et Jacques Grébol. C’est plus qu’un simple cours d’Histoire sur un lieu de mémoire. J’ai l’impression d’avoir été un peu un petit-fils qui a suivi ses grands-parents pour savoir afin de savoir être plus tard. Une vrai leçon de vie en fait. J’ai l’impression d’avoir reçu le message d’espoir mais aussi de vigilance pour la suite. Etre actif, ne pas laisser la haine décider pour moi.

Maintenant tout reste à faire car nous avons l’habitude de nous souvenir à peine de ce que nous avons en nous, alors l’Histoire… ces histoires : raconter, témoigner, faire partager le vécu, une partie de la jeunesse de ces enfants de France résistants qui n’ont fait que leur devoir selon eux…

La vie ne vaut « rien » (car tellement fragile) mais rien ne vaut la vie !

2 mois après les dernières lignes, beaucoup de ces déportés de Flossenburg sont morts de la canicule et la pollution. Ne dit-on pas mieux vaut tard que jamais….

J’ai la chance de pouvoir en parler relativement facilement car en 1945, à la rentrée des camps pour les survivants, ils ont mis plusieurs mois voire plusieurs années le plus souvent pour commencer à en parler. Certaines nuits ravivent ces instants d’horreur absolue. Certains Lauréats m’ont écrits comme Hélène. Les nuits sont encore difficiles en raison de cauchemars liés à l’univers concentrationnaires et aux tortures subis. Hélène dit : « il n’y a pas de mots pour décrire l’inhumanité ».

La véritable essence de l’être humain est la bonté. Il existe d’autres qualités provenant de l’éducation, du savoir, mais il est essentiel, si l’on veut devenir un véritable être humain et de donner un sens à son existence, d’avoir un bon cœur. Le XIV dalaï-lama.

Monsieur Lerognon vient de me faire parvenir un exemplaire de « En ces années là… » d’Hervé fils de Michel Bommerlaer, comme il me l’avait promis. Je vais pouvoir le prêter à beaucoup de monde en particulier à mes élèves.