Entretien avec Jean-Baptiste DUVAL

Le 15 décembre 1999 à BORDEAUX à 15 Heures

Mémoire de Stéphanie Vignaud


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L'étudiante: " Vous m'avez dit que vous avez fait partie de plusieurs Kommandos dans Lichterfelde, j’aurais aimé savoir lesquels c’étaient."

J-B.D : : "Alors, Berghaus Strasse qui est celui de la Gestapo européenne, La Charité, Neuenhagen, Neuenhagen le Kommando épouvantable... épouvantable, ils sont tous morts, c'était un manège de chevaux qui avait été soufflé par des bombes américaines ou anglaises, qui appartenait toujours aux S.S. puisqu'on travaillait toujours pour les S.S. et on nous mettait... on faisait... entre Oranienburg et Neuenhagen, il y avait - je ne sais pas - des kilomètres, on faisait ça sur un plateau de camion, où on n’était pas couvert, où il faisait -10°C, -15°C et -20°C et on arrivait, on nous mettait sur un toit qui avait déjà été soufflé où les tuiles manquaient, beaucoup de choses étaient arrachées par le souffle des bombes, on nous laissait pieds nus dans nos galoches. Pourquoi ? Parce que les chaussettes russes, on sait ce que c’est les chaussettes russes: des carrés d'étoffe, ça ne tient pas aux pieds. On n'avait rien pour les attacher, donc on était toujours pieds nus dans des galoches en bois. Mains nues, pas couverts, simplement avec notre petite veste rayée, notre petite chemise rayée, le caleçon rayé, même pas de manteau. On avait des manteaux rayés aussi mais qui étaient de la pelure. On restait comme ça de 8 heures ou 9 heures qu' on arrivait le matin puisqu'on avait quand même pas mal de kilomètres à faire entre Oranienbureg et Neuenhagen. Et on restait des heures accroupis, à cheval, en équilibre, plus ou moins solides à enlever des tuiles cassées et à remettre des tuiles neuves que nous faisaient passer nos petits amis, perchés sur des échelles. Et on restait immobile, à déblayer la neige - il y avait de la neige - avec les mains nues, comme ça, pendant des heures. La pause durait une heure comme d'habitude. Donc on travaillait si vous voulez de 8 heures à 9 heures du matin jusqu'à, le jour tombant vite, mettons 4 heures ou 5 heures de l'après-midi. [silence] Notre Kommando a été disséminé au bout de quelques jour parce que tout le monde est tombé malade sauf moi. Je n'ai pas été malade, je n'ai même pas eu un rhume! Mais, j'ai eu très froid, horriblement froid parce que travailler dans ces conditions, c'est atroce! Non seulement on a faim mais froid. Mais je crois que le froid, c'est pire que la faim parce qu'on s'habitue à la faim, c'est triste à dire. Au bout de plusieurs semaines, plusieurs mois, votre estomac rétrécit, votre faim reste latente. Elle est toujours dévorante votre faim, mais elle est latente. Tandis que le froid, il est toujours intensif lui, il ne baisse pas en degrés, il ne fait qu'augmenter. Le froid, c'est quelque chose d'horrible. Et j'ai toujours dit... c'est pour ça qu'il fait chaud ici, j'ai 24°C actuellement ou 25°C. Je préfère manquer de nourriture mais avoir chaud et ça, ça me restera jusqu'à la fin de mes jours. Donc ce Kommando a été disséminé au bout de quelques jours faute de combattants. Je ne sais pas, je crois qu'ils sont tous plus ou moins morts parce que dès qu'on tombait malade, le Revier - les célèbres infirmeries des camps de concentration qu'on appelle les Reviers - c'était des lieux où il valait mieux ne jamais y entrer parce qu'on ne savait jamais comment on allait en sortir. Ils sont partis au Revier, on ne les a plus revus. Mais, sur... nous n'étions pas tellement nombreux, nous étions à l'époque 8 ou 10. C'est curieux, je n'ai même pas eu un rhume. Et pourtant ce Kommando a bien duré 8 ou 10 jours. Je crois qu'on ne l'a même... je ne sais pas si on a pu le terminer tellement qu'il y a eu peu de gens qui ont résisté à ce travail atroce. C'était vraiment pénible, plus que pénible, atroce. Des petites anecdotes comme ça...

Alors donc, j'ai eu comme Kommando Neuenhagen, j'en ai eu d'autres, beaucoup d'autres... la villa d'Himmler. Qu'est-ce que j'ai eu ? J'essaie de me souvenir. Un des plus longs où je suis resté, c'est à La Charité. Le Vorarbeiter s'appelait Edmund. C'était un garçon charmant, adorable. Il aimait très bien le français, il parlait bien le français d'ailleurs, c'était un homme très bien. A propos des gens très biens, j’ai connu des gens extraordinaires. J'ai connu un des comtes Potoschi, un Polonais, qui avait une allure, une " gueule " ! Il avait un visage un peu de mongole, les yeux... Mais, sous son habit rayé, c'était un grand seigneur. Il parlait très bien le français aussi, comme tous ces gens d'un certain milieu de l'aristocratie polonaise, il avait eu une gouvernante française. C'est pour ça qu'il parlait si bien le français. Voilà. D'autres Kommandos... je ne m'en souviens pas tellement, tellement... J'en ai eu d'autres mais je garde que... mais je ne me souviens que de 4 ou 5. J'en ai eu d'autres, c'est certain mais vous savez, vous me parlez de souvenirs qui remontent à 1943. Ca fait 56 ans. Alors j'ai quand même bonne mémoire pour certaines choses mais pour d'autres non. Le nom de mes amis: Dupin, Dufau, Fouillard, Chabanon, puis j'en ai connu tellement d'autres. Ca s'arrête là. Quand on ne parle plus des gens, on ne se souvient plus de leur nom au bout de quelques temps. Voilà. "

L'étudiante: " Avez-vous pu avoir de la correspondance avec votre famille ? Avez-vous pu recevoir des lettres, des colis ? "

J-B.D : " On nous faisait écrire des cartes postales... Pas des cartes postales, ce n'était pas des cartes postales. Ce sont des cartes qui étaient libellées, où il fallait dire OUI ou NON. Je ne sais pas si on vous a raconté ça. " Mangez-vous bien ? " Il fallait dire OUI. " Etes-vous bien vêtus ? " Il fallait dire OUI. " Dormez-vous bien ? " OUI. '" Etes-vous en bonne santé ? " OUI. Moi, j'ai répondu OUI partout. Je ne pouvais pas me permettre de répondre NON. Je ne sais pas comment ça se serait fini ! Mais on n'a jamais eu, à part de ces cartes qui étaient imprimées d'une façon uniforme, jamais eu la possibilité de... Si. J'ai eu la possibilité une fois. J'ai rencontré derrière un mur calciné, un prisonnier de guerre français que j’ai reçu chez moi après la guerre, qui s’appelait Pierre Marcilly - je me souviens de son nom, vous voyez, c'est curieux - un garçon adorable. La première des choses... Je crois qu'il devait poser des glaces ou des vitres quelque part sur un bâtiment. Et comme les S.S. étaient toujours en dehors des bâtiments, quand on rencontrait des gens, on parlait un peu, en se cachant. Et il m'a dit: " "Mais tu es Français ?" " J'ai dit: " "Oui. Je suis Français." " " Qu'est-ce que tu as fait ? Tu as fait un crime ? " J'ai dit: " Non. Non. Non. J'étais dans la Résistance. J'ai été pris pour telle raison mais je suis aussi Français que toi. D'abord, tu vas me faire le plaisir... Je vais te donner l'adresse de mes parents. Mon père est commissaire-priseur à Bordeaux. Voilà son adresse. C'est 20, rue Delurbe. Tu lui écris un mot pour lui dire surtout que je suis en bonne santé. Ne lui dis pas que je suis en rayé comme ça. Ne lui dis que, que je suis en bonne santé et que j'ai un très bon moral. " Je ne voulais pas que mes parents sachent dans quel état on était. Il l'a fait. Alors, après la guerre, nous nous sommes reçus, je l'ai reçu chez mes parents, chez moi, à titre de reconnaissance. C'était rare! Mais, j'ai rencontré des Allemands aussi remarquables. J'ai rencontré des communistes allemands, moi qui suis anticommuniste, j'ai rencontré des communistes formidables. J'ai toujours dit que si un des communistes allemands qui s'appelait Rudy Carius - il y a des noms qui me reviennent bien - Rudy Carius... qui a été un garçon formidable pour moi... Il m'a donné quelques casse-croûtes, peu mais le peu qu'il me donnait, c'était une parcelle de vie, il avait fait partie des Brigades Internationales, il parlait le français d'une façon remarquable et c'est lui qui disait, en riant quand les Américains et les Anglais nous ont bombardés parce que Berlin a été bombardée - nous étions à Berlin, Lichterfelde. Lichterfelde était le quartier sud de Berlin, on était en plein dans Berlin, on a subi tous les bombardements; j'ai eu la joie d'assister à l'écrasement de Berlin. Je me souviens du quartier de Spandau, un soir je traverse Spandau, ville impeccable, le lendemain matin, il n'y avait plus rien, que des murs calcinés. C'était fantastique! Donc on vivait dans un enfer où nous-mêmes, Lichterfelde, le camp de concentration était bombardé. Combien de nuits je suis passé dans des tranchées pleines de boue et pleines de neige, sous le phosphore... Le phosphore qui dégringolait ! C'était fantastique! On aurait pu lire son journal en pleine nuit avec les bombes au phosphore. On aurait dit des chapelets de raisin qui tombaient doucement du ciel. Cela fait une clarté formidable !

C’était vraiment magique de... mais horriblement dangereux: quand vous étiez brûlé au phosphore, il n'y avait plus rien à y faire, vous brûliez vivant. Il n'y a que l'eau, il fallait se jeter dans l'eau mais vous ne trouviez pas d’eau. Donc, combien j’ai eu de mes amis à côté de moi, côte à côte , brûlés au phosphore, mourant brûlés par le phosphore. Ils se consumaient vivants, c'est horrible! Et vous disiez... J'ai oublié. "

L'étudiante: " C'est la correspondance avec votre famille. Donc si vous avez pu recevoir des colis ? "

J-B.D : " Alors oui. Un jour, j'ai reçu un colis, un colis qui est tombé du ciel, comme ça. Alors, les Allemands... J'ai reçu un colis. Pourquoi j'ai reçu un colis ? Je n'en sais rien. Et ce colis venait de ma famille. Cela a été le seul d'ailleurs pendant 28 mois. Et dans ce colis, il y avait une paire de chaussures et des cravates. Et, de rire, qu'est-ce qu'on pouvait faire avec ces cravates en camp de concentration ? Et bien de ce colis, je n'ai rien eu... je n'ai rien eu si ce n'est, je ne sais pas si ce n'était pas une photo, je ne sais pas ce que mon... Je n'ai rien eu de ce colis, il m'est passé sous le nez. Il y avait des conserves, il y avait... Les parents ne savent pas faire les colis pour les pauvres prisonniers que nous étions. Vous ne savez pas les merveilleux colis qu'on aurait dû recevoir ? C'était des pots de graisse, des pots de graisse de canard, de cochon, n'importe quoi, de la graisse et du pain que l'on peut conserver. C'aurait été merveilleux ! On aurait " bouffé " cette graisse comme du beurre. Mais ça, personne n’avait compris que les prisonniers seraient très heureux ne serait-ce qu'avec du pain spécialement conçu, du pain de campagne spécialement conçu pour durer très longtemps, même rassis et avec de la graisse. Ca aurait été la vie de château. Mais ça... Alors ce colis, je n'en ai rien eu. On me l'a présenté avec... Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs ils m'ont présenté ce colis qu'ils ne m'ont pas remis. Je ne sais même plus si... Oui les victuailles aussi, ils ne m'ont même pas laissé les victuailles, rien du tout. 8i vous saviez le nombre de colis qui ont nourri les S.S. L'armée allemande a été nourrie par les petits colis des bons petits Français. C'est vrai. Alors, aucune correspondance. J'ai écrit pratiquement une ou deux cartes de ce genre. C’était des cartes très très spéciales avec le sceau allemand. J'en ai reçu... J'en ai retrouvé. Je ne sais pas où elles sont. "