Entretien avec Jean-Baptiste DUVAL

Le 15 décembre 1999 à BORDEAUX à 15 Heures

Mémoire de Stéphanie Vignaud


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Les camps de concentration étaient connus d'une façon assez rudimentaire. Finalement à cette époque dont je vous parle, en 1942-1943, on ne connaissait pas les camps de concentration. Même je dirais la Papauté ne connaissait pas la vie dans les camps de concentration. Je dis si on connaissait les camps de concentration à titre de prisons, à titre d'incarcération, on ne savait pas ce qui s'y passait. Et quand on a reproché - entre parenthèses - à Papon qu'on a jugé et condamné d'avoir délibérément envoyé à la mort des Juifs. Moi, je dis: c'est FAUX ! Pourquoi? Les gens connaissaient les camps de concentration comme lieux de travail mais ils ne les connaissaient pas comme lieux de torture. Ca, c'est très important à l'époque mais il faut se replonger en 1943 pour ça; en 1944 déjà, on pouvait savoir et encore... Quel a été l'étonnement de l'armée américaine et anglaise et française quand ils ont trouvé des camps de concentration avec des charniers. Mais quel a été leur étonnement! Ils n'étaient pas au courant. Ils ne pouvaient pas s'imaginer que cela pouvait exister. Cela a été la plus grande stupéfaction de tous ces gens là qui nous ont libérés. Je parle un peu comme je pense. Je pense bien ou mal. Je n'ai pas la prétention de dire la vérité, toute la vérité. J'ai la prétention de dire ce que je pense, c'est ça qui est important. Et j’étais donc au bout de quelques jours envoyé par ces célèbres trains où nous étions 90 ou 100 dans des wagons à bestiaux où alors là, la vie concentrationnaire a commencé parce qu'on nous a laissé pendant 4 ou 5 jours sans boire ni manger, avec des gens malades, avec un seau pour faire nos besoins, ce seau débordait, donc on a couché dans des excréments, dans du " pipi " et on a étouffé parce que tout était fermé. Alors, il y a eu quelques... des essais d'évasion. Alors pour éviter ces évasions, les S.S. ont tiré sur ces wagons pour nous faire peur, pour nous obliger à ne plus bouger. Donc, il y avait des blessés, quelques fois des morts parmi nous. On ne pouvait pas se coucher, s'accroupir tout juste et encore... Ca pour nous, c'était quand même assez effroyable. Mais, le plus effroyable encore, ça a été l'arrivée à Oranienburg-Sachsenhausen. C'était à l'aube ou au crépuscule - je ne m'en souviens plus - mais c'était bien triste, c'était bien noir. Mais avant de débarquer de ces wagons, on nous avait déshabillés, même certains tous nus, on nous avait enlevé toutes les chaussures et on a retrouvé nos chaussures par terre, à côté des rails du chemin de fer, de là où nous avons commencé à descendre du wagon, où on ne pouvait même pas se permettre de fouiller et de choisir, on prenait n'importe quelle paire de chaussures. C'était petit ou grand mais il fallait partir. Là, l'arrivée est assez dure parce qu'on trouvait un bourg qui s'appelait Oranienburg. Il y avait... je ne sais pas, je ne me rappelle plus la distance mais quelques centaines de mètres, je ne crois pas kilomètres mais quelques centaines de mètres où nous avons été schlagués, battus avec des vociférations, avec des hurlements de... féroces, avec des chiens. C'est là où on a commencé à avoir peur. On n'avait pas eu peur jusqu'à présent. On tombait dans un monde que l'on ne connaissait pas. On nous a amené sur cette " Appelplatz " de Sachsenhausen comme un troupeau et on nous a fait déshabiller entièrement, tout ce que nous avions. Et j’ai pu conserver sur moi un couteau que j’ai conservé dans la main et fait extraordinaire: que j’ai conservé pendant toute ma vie concentrationnaire. C'était le seul bien, avec ma ceinture qui un jour avait été volée mais je l'ai retrouvée. J'avais deux objets que j'ai conservés pendant ces 28 mois exactement de camp de concentration, avec une chance extraordinaire. Pourquoi j’ai pu conserver ce couteau et cette ceinture pendant 28 mois ? J'ai eu beaucoup de chance. Elle me rattachait à la vie, à la vie que j'avais quittée et que je ne retrouverais certainement plus. On nous a parqués donc à ce moment là dans une pièce - je ne me souviens plus dans quel genre de pièce - on nous a mis tout nu et nous a rasé entièrement depuis les fesses jusque devant et le crâne. Et comme je me suis retrouvé tout nu parmi mes amis, je n'ai plus reconnu personne. On ne se reconnaissait pas. C'est très curieux. Le fait d'être rasé et d'avoir changé tout à fait de physique, on ne se reconnaissait pas. On a fini à la douche. Et là, personne ne m'avait dit comment se comportaient les douches. Alors, on est entré dans une grande pièce assez importante qui devait faire - je ne sais pas - 20 mètres sur 10 ou 15. Au milieu, il y avait les rampes de douche. Et comme j’ai levé les yeux par hasard, j’ai vu aux coins, aux 4 coins de cette pièce des genres de pommes d'arrosoir inversées. Alors, je me dis: c'est curieux, l'eau ne peut pas s'écouler là. Qu'est-ce qu'on irait faire dans ces coins ? Alors, ça ne m'a pas tellement touché à ce moment là. Je me suis douché comme tous mes amis, tous mes camarades. Et c'est quand je suis ressorti de là, pas immédiatement mais quelques jours après, on m'a dit: " Mais là où tu es entré, c'est la chambre à gaz ! " J'ai dit: " Comment ? La chambre de douche, c'est la chambre à gaz ? " " Mais oui! C'est bien plus simple! Quand tu es tout nu, on te gaze, on te met au crématoire aussi sec! Il n'y a pas de vêtement perdu, pas d'effort à faire! C'est un système parfait. C'est un perfectionnement dans l'horreur! " Et chaque fois que j'ai pris ma douche à Sachsenhausen, je me suis dit: c'est mon dernier jour. On ne savait jamais comment on allait en ressortir : si on allait en ressortir les pieds devant ou normalement. Ca a été une certaine angoisse. On nous a fait des piqûres avec des aiguilles tordues comme des tire-bouchons, dans la poitrine pour faire des essais, des choses assez bizarres... peut être pas le jour de notre arrivée mais quelques temps après. Je n'ai jamais eu de suite, je n'ai jamais eu de réaction de ces piqûres. Je ne sais pas ce qu'ils nous ont fait. Est-ce que c'était contre le typhus ? Des essais de piqûres contre le typhus ? Je ne sais pas. Ou peut être, ils nous ont inoculés des produits pour voir si on était réactionnaire puisqu'on était... nos numéros matricules étaient pris donc ils pouvaient nous suivre, savoir si on avait eu des réactions. Mais moi je n'en ai pas eu, je me suis toujours comporté d'une façon à peu près normale. On est resté en quarantaine donc à Sachsenhausen pendant ces quelques jours là. Et on m'a demandé quelle était ma spécialité. Alors moi j'ai dit que j'étais spécialiste dans les gazogènes. Je n'avais jamais vu un gazogène de ma vie, je n'ai jamais été mécanicien puisque j'étais étudiant en droit. Alors comme ils avaient besoin de mécanicien en gazogène pour les S.S. du camp de Lichterfelde, j'ai été envoyé avec quelqu'un de mes amis là-bas. On m'a mis sur un camion et puis on s'est aperçu vite, très vite que je n 'y connaissais rien du tout. Alors, on m'a mis.... J'aurais pu être schlagué, j’ai eu la chance de ne pas l'être. On m'a mis une pelle et un pic en mains et on m'a dit: " Tu vas déterrer tes bombes! " Et mon premier travail, ça a été de déterrer des bombes dans un cimetière, en plus. Le cadre était parfait! Alors chaque fois qu'on arrivait à déterrer une bombe, je disais aux Russes qui étaient à côté: " Foutez le camp! Je me charge avec les mains de trouver le percuteur. " Parce que si on avait le malheur de donner un coup de pelle ou un coup de pioche sur le percuteur, tout explosait. Et j’ai eu beaucoup de mes camarades qui ont été tués justement par des maladresses de ce genre: un coup de pioche sur un percuteur de bombe, tout saute. Donc j’ai fait ce travail et pendant pratiquement... jusqu' au départ pour ce parcours entre Berlin et Parchim. J'ai vécu dans ce travail dans différents Kommandos. Et il y a eu plusieurs histoires qui se sont passées. Je vais commencer par une histoire assez amusante. Ce n'était pas très drôle déjà mais cette histoire était drôle. Un matin, on fait un Kommando de sept Haftlinge pour nettoyer une villa qui venait d’être bombardée à Grünewal. Grünewal était le quartier chic de Berlin, un quartier résidentiel. Alors les S.S. faisaient un cordon autour, à l'extérieur de la villa pour éviter qu'on s'évade et surtout pour éviter le moindre danger d'une explosion de bombe qui n'aurait pas explosé. Et nous sommes... nous avons fait donc notre travail :jeter par les fenêtres tous les gravats, ainsi de suite. C’était une très belle villa mais dont il ne restait pratiquement que les tuiles. Quand on rentre en camp de concentration, on nous met un piquet en rang, nous étions sept et on nous fait comprendre qu'on va rester là pendant 24 heures, au garde-à:.vous. C’est long 24 heures au garde-à-vous surtout quand on a envie de faire " pipi et pot-pot ". Donc on est resté au garde-à-vous pendant 24 heures sans savoir pourquoi. Au bout de 24 heures, on nous a libérés en nous disant : "Vous pouvez partir! " On a su la suite de 1'histoire qui était assez drôle en elle-même. Les Russes étaient très très débrouillards et il y avait un Russe qui avait eu la bonne idée de " choper " une paire de souliers dans la villa qu'on venait de nettoyer. Mais malheureusement la paire de souliers... vous savez à qui elle appartenait cette paire de souliers? A Himmler. C'était la villa d'Himmler qu'on venait de nettoyer à Grunewal. On ne le savait pas. Il est parti avec les souliers d'Himmler aux pieds. Il ne le savait pas non -plus. Mais il y a eu une plainte déposée. On nous a fouillés entre temps pour voir... Moi, je n'avais que des galoches sur moi. On a fouillé mon espèce de châlit. Il n'y avait rien dedans. On a trouvé donc les souliers du Russe. Le Russe a disparu. On ne sait pas ce qu'il est devenu. On l'a peut être pendu, tué, je ne sais pas. Je ne l'ai plus revu.