|
Source:
Centre National Jean Moulin
Index | Les martyrs | Retour |
Eric faisait déjà depuis longtemps de la résistance, surtout sous forme de repérage d'objectifs
militaires des environs de Bordeaux. Il était donc en liaison avec les organisations de résistance
de Bordeaux. C'est lui qui nous a réunis. Pour son travail de renseignements, il employait certains
élèves de la Corniche d'Amade.
Il entra en relations avec Denis et commença à organiser le groupe. Il le recruta parmi ses camarades
de Corniche et parmi ceux de son frère Dany, élève de Colo.
Etant un vieux copain de Dany, je demandai à me joindre à eux. Nous devions former un groupe de
ville. Nous avions l'intention de louer une chambre, d'y loger nos mitraillettes et d'être prêts à
toute opération .
Bâton était chargé de notre instruction sur la mitraillette. On avait rendez-vous boulevard du
Président-Wilson, devant l'American-Park. On filait en vélo du côté de Mérignac, où l'on apprenait
le maniement de la Sten.
Le Grand Quartier Général était la chambre de Dany et d'Eric. C'est là que nous discutions avec flamme
de nos projets. Nous nous y trouvions rarement plus d'un ou deux, ce qui fait qu'avant notre départ
je ne connaissais, d'ailleurs fort peu, que Lulu et Gateux.
Le jeudi 15 juin 1944, vers midi, Dany se présenta chez moi: "Nous partons demain à 14 heures.
Viens chercher les instructions à la maison ce soir." Le soir, fidèle au rendez-vous, je me trouvais
dans sa chambre; Denis n'était pas passé; pas d'instructions. Eric savait seulement qu'en raison
d'une rafle qui devait avoir lieu le samedi, Denis trouvait plus prudent de nous éloigner. En
conséquence, nous devions partir avec armes et bagages à 30 kms. au sud de Bordeaux jusqu'au mercredi
suivant. Si rien ne s'était passé, nous devions revenir; sinon on resterait.
Je devais repasser le lendemain pour avoir des renseignements précis. Denis passa chez Eric dans
la soirée et fixa le départ à 14h30, barrière de Toulouse pour les vélos, et à 11
h30, rue Notre-Dame, chez Bâton, pour les autres. Ces derniers partaient dans le camion qui
transportait nos armes et nos munitions, camion de Wailliez, dit l'Artisan, des groupes Marc et
Antoine.
A 14h30, nous étions six à prendre le départ, par groupes de deux tous les cinquante
mètres.
Bougie et Viau devant, Eric et moi derrière, Dany et Gateux ensuite |
Après diverses crevaisons et autres
incidents, nous nous trouvions arrêtés à l'entrée de Douence par Dunablat, magnifique dans ses
culottes de cheval. Etudiant en médecine, il devait remplir les fonctions de toubib, ce qui le fit
surnommer immédiatement Petiot. Il commença aussitôt à nous raconter ses exploits de vieux maquisard
et nous "en mit plein la vue", à nous autres, pauvres débutants.
Au bout d'une demi-heure, Corbin et d'Harcourt vinrent nous relever. Ils avaient fait le voyage en
camion. Ils étaient arrivés chez Bâton, faisant attention à ne pas faire de bruit, et avaient été
ahuris de la manière dont celui-ci maniait tous les explosifs et les armes sans faire attention aux
voisins qui lorgnaient le camion arrêté devant la porte. En chemin, deux SS leur avaient demandé
de bien vouloir les porter, sans se douter du chargement sur lequel ils étaient assis.
Clovis Cartier, de Douence, sollicité par Antoine, amenait dans sa charrette les châlits, les matelas
et les armes à la maison où nous devions loger. Nous la rejoignons bientôt et déchargeons notre
matériel à notre cantonnement; c'était une cabane habitée déjà par trois sympathiques charbonniers.
Les deux premiers (le père et le fils) étaient venus à la suite d'un ordre de départ pour le S.T.O
que le fils avait reçu; le troisième Toto (Henri Chanrion) de Caudéran, était aussi camouflé dans
le chantier Dupuy. Il nous accueillit fort bien et commença dès le début à travailler avec nous;
très habile, il nous rendit de grands services.
Nous nous installons; Denis nous rejoint bientôt avec Bâton. Nous prenons un repas froid. La garde
est aussitôt organisée pour le soir: Viau et Bougie, Corbin et d'Harcourt, Philippe et Dany, Gateux
et Lulu, Toubib et Rivière. Après de brèves instructions sur la manière de se servir d'une mitraillette,
nous nous couchons. Bâton couche dehors.
Le lendemain matin, dès le petit déjeuner, on forme les groupes; Eric commande le premier avec,
sous ses ordres, Viau, Bougie, Corbin, d'Harcourt et Philippe. Dunablat a le second avec Dany,
Gateux, Lulu et Rivière.
Denis nous réunit et nous explique que nous ne sommes pas là en raison d'une rafle, mais pour fonder
un maquis. Ceux qui désirent rentrer chez eux le peuvent. Il nous demande une discipline librement
consentie. Il est notre chef, lieutenant venant du Vercors. A partir de maintenant, il ne s'appellera
plus Denis, mais lieutenant Noël; son adjoint est Eric.
Nous commençâmes immédiatement l'instruction détaillée sur la mitraillette. On nous en affecte une
et nous commençons à l'astiquer. Le soir, instruction sur la grenade.
Notre lieu de camp ne pouvait qu'être provisoire, étant trop exposé aux vues des résiniers et bergers.
On décida donc tout de suite d'en changer.
Dès le dimanche, on se mit en chasse. Pendant que Toto, aidé par Viau, Bougie, Corbin et d'Harcourt
s'occupait d'aménager un appartement sur une lagune, le lieutenant emmena le reste de la troupe en
exploration.
Après pas mal d'heures de marche, nous arrêtons nos recherches, satisfaits du lieu trouvé. C'était
une petite clairière entourée de tous côtés par de hautes brandes. A cinq cent mètres, une coupe
devait nous fournir les madriers nécessaires aux charpentes. Nous voulions en effet construire des
cabanes à demi-souterraines. Le projet en comportait cinq grandes pour y loger les sizaines au fur
et à mesure de leur formation; deux petites seraient employées comme P.C du lieutenant et comme
cuisine. Une sape à munitions, commencée tout de suite, était ajoutée. Le tout devait communiquer
par des boyaux. Une ceinture de petites fortifications était prévue.
Il était trop tard pour commencer le travail; aussi sommes-nous rentrés aussitôt. Le retour fut
compliqué; nous avions fait tellement de détours que nous n'avions plus une notion très exacte de
la direction du camp; nous sommes quand même arrivés sans encombre.
Dès lors, nos journées s'écoulèrent monotones, mais certes pas vides. Dès le matin, tous les travailleurs
disponibles partaient au chantier. Il ne restait généralement au cantonnement que deux hommes pour
la cuisine et la garde des affaires. Une équipe travaillait aux terrassements pendant que l'autre
transportait des rondins longs et droits pour la charpente et les taillait aux dimensions voulues.
Ceux qui creusaient se relayaient de quart d'heure en quart d'heure; on obtenait ainsi un bon rendement.
On changeait de travail chaque demi-journée. La besogne était dure, mais chacun l'accomplissait de
son mieux; ceux qui se reposaient racontaient des histoires aux autres. La soif était notre plus
grand ennemi. On apportait de l'eau en venant le matin et il en arrivait d'autre à midi avec le
déjeuner, portée par l'un des cuistots. Le trajet lui-même pour se rendre au cantonnement était
utilisé; à l'aller, on partait chargés de sacs d'explosifs et de munitions, de détonateurs et de
cordons allumeurs. Au retour, on déblayait chaque fois une partie du chemin utilisé des
nombreux troncs d'arbres entrelacés qui rendaient difficile la marche avec un lourd fardeau. Aussitôt
rentrés, un plongeon dans la lagune; ce bain nous délassait.
Le seul délassement que nous eussions de tout le jour était la soirée. De bonne heure, après le
dîner, nous nous étendions sur nos châlits, et l'un d'entre nous faisait la lecture à haute voix.
Lulu et Rivière étaient généralement choisis à cet effet; Lulu surtout lisait très bien; les sujets
étaient fort variés, depuis quelques livres de philosophie jusqu'aux poètes des différentes époques.
La poésie surtout nous passionnait, et je crois que pour beaucoup d'entre nous ce fut une véritable
découverte; Ronsard, du Bellay furent souvent choisis; mais peu de poètes furent oubliés.
A 8 heures, la garde commençait. D'Harcourt et Corbin, spécialement préposés aux relations extérieures,
partaient chercher le lait, chez M. Cazenave et chez M. Lapeyre. A cette époque, le ravitaillement
marchait bien. Antoine nous faisait parvenir par le camion de Wailliez tout ce qu'il nous fallait;
seul le pain manquait; pour le remplacer, au petit déjeuner nous prenions des nouilles cuites dans
du lait. Le vin était à discrétion.
Un jour, pendant que nous étions au chantier, Dany, resté pour la cuisine, vint avertir le lieutenant
que deux Marocains étaient venus nous rejoindre; il revint bientôt amenant cette fois-ci avec lui
Driss ben Milou et Abda-Allah. Prisonniers évadés, ils avaient appris notre présence et venaient
augmenter notre petite troupe. Driss était sergent; acceptés par le lieutenant, ils transportèrent
chez nous leurs pénates et nous promirent même de nous amener d'autres nord-africains quand on le
leur demanderait.
Le mercredi, Jean et Dany partirent chez eux pour revenir vers la fin de la semaine. Viau nous avait
déjà quittés pour rejoindre des F.T.P. Par contre, la camionnette revint, ramenant trois nouveaux:
Pacha, homme plein d'astuces, vrai coureur des bois; Christian et Dédé. Bâton, qui revenait de Bordeaux,
apporta un ordre au lieutenant, à la suite de quoi celui-ci nous quitta pour quelques jours.
Avant de partir, il avait chargé Corbin et Toto d'explorer les environs, au cas où nous ne pourrions
rester à cet emplacement. Bâton avait ramené un matériel de cuisine imposant et une abondante
réserve de café. Il me prit comme adjoint, et, depuis ce jour-là, je fus cuisinier. Ma besogne
était facile vu l'extrême simplicité des menus; les nouilles et les pommes de terre faisaient notre
principale ressource.
Un appareil de T.S.F monté sur piles nous permettait d'écouter les informations et les messages
personnels. Les deux charbonniers, autres que Toto, avaient déménagé pour une cabane plus près de
leurs fours; la cabane était donc entièrement pour nous.
Le vendredi soir, Cazenave (qui nous servait d'informateur), nous fit dire par Corbin et d'Harcourt
d'avoir à déménager au plus vite car, paraît-il, nous étions repérés. C'était une fausse information
qui, comme on va le voir, nous fut cependant extrêmement utile. Aussitôt le déménagement s'organise;
nous devions gagner une autre cabane, à un kilomètre de là, appelée le Parc Rouge en raison des
tuiles neuves de son toit. Le travail fut long et pénible; vers 2 heures du matin, il ne restait plus
au premier parc que les châlits.
Notre nouveau cantonnement était une cabane de berger. Des deux parties séparées par une barrière,
une seule fut utilisée; l'autre, par trop salie par les séjours prolongés des moutons, ne put jamais
être complètement nettoyée; deux de ces côtés donnaient sur un enclos. Les palissades en brandes
de 1,50 m, nous cachaient très bien aux vues. Par contre, grâce aux jumelles et à la lunette de
marine apportée par Pacha, nous pouvions surveiller très bien les alentours; le pays était découvert
à près d'un kilomètre à la ronde. Un homme était constamment de garde, les jumelles aux yeux. Là,
les journées furent monotones; on en profitait pour faire la lessive, rendue facile par la proximité
de l'eau. Dany nous avait rejoints assez vite; Eric était resté à Bordeaux pour arranger ses affaires
de famille.
Les jeux de cartes furent la grande ressource. Lulu, Dany, Gateux et moi jouions au bridge. Les
Arabes apprenaient à qui voulait un de leurs jeux. Les discussions philosophiques aussi allaient
bon train, surtout entre les Colo, qui soutenaient tour à tour les théories les plus diverses et
les plus poussées. Ils discutaient plus par amour de la discussion que pour défendre leur propre
opinion, assez versatile. Seul, Dany s'abstenait; il écoutait sans rien dire, et à la fin seulement
donnait brièvement son avis. Les Cyrards, plus "matheux" que philosophes, semblaient en peu décontenancés
par ce flot de paroles.
Depuis notre déménagement, le ravitaillement laissait fort à désirer. Il y avait longtemps que le
camion n'était pas venu et nos réserves diminuaient à vue
Lorsque je revins, le lundi, la demeure avait bien changé. Au bord de la route, camouflée dans le
fourré, une cabane souterraine avait été construite pour y mettre les vélos, la moto du lieutenant,
ainsi que le tandem de Bâton avec sa remorque. Prenant pour la première fois le chemin au grand jour,
je pus me rendre compte de la situation. Au bord de la route de Saucats au Barp, à un endroit
difficile à retrouver, débouchait un ancien sentier qui avait dû autrefois être assez large.
Lorsque nous sommes arrivés, la végétation avait pris le dessus, et on ne le distinguait qu'avec
assez de mal. Pour l'écoulement des eaux, un fossé était creusé de chaque côté, profond d'un mètre
à peu près. Nous cheminions par celui de droite, seul endroit praticable dans cette brousse. Au bout
de trente minutes de marche, on arrivait à un bouquet de pins dépassant les brandes environnantes.
On quittait le fossé pour prendre un sentier qui nous amenait dans une clairière. En débouchant,
on apercevait au premier plan une grange à moitié éboulée; se trouvait ensuite la maison, pas trop
mal conservée, malgré son abandon depuis de longues années. Les ronces avaient gagné du terrain et
ne laissaient guère qu'un espace de trois à quatre mètres sur trois côtés. Sur la face nord, un
espace assez grand, entièrement libre, faisait correspondre la maison et la grange; un puits se
trouvait là.
La maison comprenait cinq pièces; deux étaient entièrement séparées des trois autres. Quand j'arrivai
avec Eric, l'aménagement de notre nouvelle demeure était bien avancé.
Le lieutenant avait réparti le groupe en trois sizaines. Celle de Colo comprenant: Dunablat, Rivière,
Gateux, Lulu, Dany et Pacha. Rouquin y fut ajouté, lorsqu'il nous rejoignit. Ils habitaient la
chambre n°2.
Celle des Cyrards comprenait: d'Harcourt, Corbin, Bougie, Christian, Dédé et Guy, nouvellement
arrivé. On y ajouta plus tard Chérubin: c'était la chambre n°1.
La troisième, celle des nord-africains, comprenait: Driss ben Milou, Milliani ben Mekki, Abda Allah,
Toto, Ernest, et moi Philippe: c'était la chambre n°4.
Bâton couchait dans la chambre n°3 où était installée la cuisine, et le lieutenant Noël avait son
lit dans la petite pièce n°5.
On installa une salle à manger sur un côté; deux grosses poutres servaient de bancs; une troisième,
posée sur de grosses pierres, faisait la table.
Lorsqu'il pleuvait, on mangeait dans la quatrième pièce. Dans la grange, on avait creusé une cache
pour les munitions; la grange servait aussi de salle de conférence, pour l'instruction militaire.
A partir de ce jour, ayant une pièce séparée pour ma cuisine, je vécus un peu moins la vie du groupe;
je ne pouvais plus jouer aux cartes avec Lulu et Dany, ni prendre part aux multiples discussions
qui animaient la chambre 2.
Les journées se passaient en exercices militaires, entraînement, théorie sur les différentes armes,
manière d'attaquer un convoi, de progresser, etc.
On réparait les gouttières de la maison. On travaillait aussi à des casemates où l'on devait mettre
les F.M reçus par parachutage. Plusieurs exercices furent faits en vue de ce dernier. Tous les jours,
on attendait le message à la T.S.F, tout d'abord c'était: "la panthère est
enrhumée puis "le coucou chante en mai".
Nous n'avons pas eu la grande joie de l'entendre, puisqu'il passa le 16 et que nous avons été
attaqués le 14. L'avion vint dans la nuit du 16 au 17, mais ne lâcha rien, puisque personne n'était
plus là pour répondre à ses signaux.
Ce parachutage devait avoir lieu entre "La Jalousie", ferme à l'ouest de nous, et Richemont. Les
rôles étaient déjà tout tracés. Les uns devaient monter la garde autour; Bâton devait faire les
signaux, trois autres tenaient les lampes, je devais rester à la maison pour faire chauffer le jus
et en profiter pour monter sur le toit pour repérer les points de chute au cas où un parachute ne
serait pas trouvé par ceux qui étaient sur le terrain.
La garde se prenait par sizaine, à deux la nuit, seul le jour, de 8 heures du soir à 8 heures du
matin. Le service consistait à faire des rondes dans un rayon de cent mètres autour de la maison.
Dès 8 heures du matin, un observateur était placé dans un arbre, à deux cents mètres de la maison.
De là, il pouvait aisément surveiller toutes les allées et venues des alentours.
Le réveil avait lieu à 7 heures et demie. Aussitôt, le petit déjeuner. Lorsque le café vint à manquer,
on prit de la soupe. Propreté des cantonnements et toilette; puis inspection par le lieutenant. Après
quoi, Driss nous rassemblait du côté est, colonne par trois. Les sizaines de Cyr et de Colo, toutes
deux à majorité d'étudiants, s'étaient débrouillées pour avoir le calot. Celle des nord-africains
portait le casque. Des chandails bleu-marine nous avaient été distribués par le lieutenant. L'uniforme
était donc assez restreint.
On se rendait, au pas cadencé, au côté ouest. Là, dans l'encoignure de la maison, entre la chambre
du lieutenant et celle des Colos, se trouvait le mât du pavillon, bien camouflé par les murs. On
hissait les couleurs chacun à son tour.
Un matin, le commandant Perrin (qui devint le général Jouhaud, de l'Armée de l'Air), chef régional
de l'O.R.A accompagné d'Antoine, vint nous passer en revue. Il félicita le lieutenant de notre belle
tenue. Après quoi, le lieutenant nous déclara que, puisque nous étions prêts, on allait pouvoir
commencer à nous confier des missions.
Les Allemands étaient coupés de Paris par la Dordogne. Ils ne pouvaient remonter vers le nord qu'en
passant par Marseille. Il s'agissait donc de faire sauter le pont sur lequel le chemin de fer
"Bordeaux-Langon" traverse le Ciron. Ceci demandait toute une préparation; une étude approfondie
s'imposait pour placer correctement, à un endroit donné, une charge de plastic suffisante. Il fallait
connaître l'emplacement du poste de garde, le nombre d'hommes, la fréquence des rondes; savoir les
horaires des trains français et des trains allemands. Corbin et d'Harcourt furent chargés d'aller
faire les repérages nécessaires. Ils partirent le dimanche 9 juillet; laissant leurs bicyclettes
sur le bord, ils traversent le Ciron sur le pont et descendent le long de la rive. Ils s'installent
pour déjeuner et pour prendre des croquis. Mais deux Allemands surgissent, gesticulant et criant,
fouillant de leur baïonnettes les buissons. Corbin jugea plus prudent de se montrer. Après présentation
des papiers d'identité, ils sont expulsés avec défense de repasser la rivière par le pont, contraints
de suivre le Ciron jusqu'à ce qu'ils trouvent un pêcheur complaisant qui leur servit de passeur et
qui leur donna en même temps tous les renseignements utiles sur la garde du pont.
La mission était terminée; le pont n'a d'ailleurs jamais sauté, notre groupe ayant été attaqué avant
d'avoir pu exécuter le projet.
Le ravitaillement étant loin de s'améliorer, le lieutenant décida de tenter un coup de main sur un
centre de distribution de tickets à Bordeaux.
On choisit pour cela le centre de la rue du Cloître, près du marché des Capucins. Noël, Lulu et
Rivière devaient faire le coup. De manière à jeter un coup
Ce soir là, notre effectif était réduit à quinze. Bâton et Abda Allah étaient partis en tournée du
côté de Langon. Toto faisait la liaison avec Bordeaux. Ernest avait quitté le cantonnement le 13
après-midi avec l'intention d'aller chercher une voiture de l'agence Todt du côté de Soulac. Gateux
était en tournée de ravitaillement. Bougie s'était déjà absenté depuis quelques jours.
Les Colos devaient prendre la garde jusqu'à 4 heures: et Miliani me remplaçait de 6 à 8, pour que
j'aie le temps de faire cuire le petit déjeuner. Le réveil fut fixé à 8 heures seulement en l'honneur
du 14 juillet.
A 4 heures, quand Driss et moi prîmes la garde, notre surprise fut grande de constater que Miliani
avait disparu. A 6 heures, il n'était toujours pas rentré pour me remplacer. Il arriva vers 7
heures, portant sur son épaule un sac contenant deux cuisseaux de vache, encore chauds, et recouverts
de leur peau. Trouvant que des pois chiches n'étaient pas une nourriture pour un 14 juillet, il
était parti la nuit, avait trouvé une vache, l'avait tuée, dèpecée, et nous en ramenait une partie;
cela partait d'un bon naturel, ce qui ne l'empêcha pas de se faire attraper par Driss. Miliani prit
donc ma place et je m'occupai activement de la cuisine.
A 8 heures et 5 minutes, je sortis pour aller chercher de l'eau. Driss et Miliani étaient rentrés
depuis déjà dix à quinze minutes pour je ne sais quelle occupation.
Il me sembla entendre, venant du petit bois de pins au nord-ouest, un bruit insolite de brindilles
cassées. Driss, aussitôt averti, saisit sa mitraillette et partit dans la direction indiquée. Il
n'avait pas fait cinquante mètres, que déjà les armes à feu crépitaient un peu partout. Je me dirigeai
aussitôt vers la maison; par la porte, j'aperçus Miliani qui sautait par la fenêtre de la cuisine
et s'enfuyait vers le sud. Il n'avait pas d'armes et ne pouvait rien faire.
J'étais encore dans l'embrasure de la porte, lorsque le lieutenant, réveillé par les détonations,
fit irruption dans la pièce, en pyjama, le revolver au poing. "Que se passe-t-il?" - "Les Boches,
mon lieutenant!" Il passe à ce moment là le haut du corps par la porte et reçoit une rafale en pleine
poitrine. Il s'écroule et roule contre la cheminée. Peu de temps après, il était mort sans avoir
pu prononcer une parole. Par la chambre du lieutenant, je réussis à voir Rivière qui passait la
tête par la fenêtre de la chambre des Colos. Je le mis au courant de ce qui s'était passé. C'est
le dernier contact que j'ai eu avec eux tous. Pendant ce temps-là, Driss s'était abrité derrière
le puits. Après quoi, il avait gagné un trou individuel que le lieutenant nous avait fait creuser.
Il se retira en dernier lieu dans une petite fortification, située sur le chemin allant de la ferme
à la route de Saucats à Saint-Magne. Aussitôt de retour dans la chambre des nord-africains, je me
couchai dans le prolongement de la porte; je voyais alors très bien les miliciens traverser le
petit chemin qui nous conduisait à l'observatoire. Ils arrivaient par derrière le hangar; je les
distinguais à genoux dans la bruyère; chacun à son tour faisait un bond individuel pour traverser,
et disparaissait de l'autre côté. Ils cherchaient à nous encercler.
Voici en effet ce qui s'était passé, ou tout au moins ce que nous en savons:
Hosteins, parti le veille au soir, avait été arrêté en arrivant chez lui. Les miliciens aussitôt
organisent une expédition, mais ne se sentant pas assez forts pour opérer seuls, ils demandent à
la Gestapo de les accompagner avec une soixantaine d'hommes; eux-mêmes seront une cinquantaine.
Le rendez-vous est fixé: barrière Saint-Médard. Arrivée à Saucats, la troupe se divise en deux.
Les miliciens prennent la route du Barp; conduit par Hosteins, ils arrivent par le chemin que nous
empruntions et attaquent par le nord-ouest. Les Allemands, eux, prennent la route de Saint-Magne
et gagnent la ferme par l'est. Nous n'avions pour nous défendre que douze mitraillettes. Cela
interdisait l'accès des abords de la maison dans un rayon de cent mètres. Ils ne peuvent s'approcher;
la situation risque de s'éterniser. Il faut en finir, et c'est alors qu'ils ont recours au canon.
Des "105 tractés" cantonnaient à La Brède; l'un d'eux est amené par l'ouest jusqu'à trois cent
mètres de la maison. Il a vite fait de démolir celle-ci. C'est sans doute seulement après les
premiers coups de canon que, grièvement blessés, les dix survivants songèrent à sortir. Malheureusement,
ils ne purent aller loin, et furent achevés à coups de revolver.
Bougie, qui devait revenir ce matin-là, arriva pendant l'attaque. Il se heurta aux miliciens qui
l'arrêtèrent ainsi qu'un jeune charbonnier des environs, complètement étranger à notre affaire,
mais qui eut la malchance de se trouver là. Franc, lui-même, vint dans la prison demander à Bougie
de renoncer à la résistance et d'entrer à la Milice. Bougie endura ses souffrances jusqu'au bout
et n'accepta jamais. Il fut fusillé à Souges.
Gateux revint le lundi, amenant ses provisions. Pas de vélos au garage; des traces de tracteurs;
de jeunes pins cassés. Tout cela commença à l'inquiéter. En vain il chercha à apercevoir de loin le
toit de notre maison. Il se hâta et découvrit enfin tout le drame: la maison démolie, et à côté,
douze tombes alignées.