Témoignage de Pierre Saufrignon
" Mémoire oblige"
Extraits de textes de la pièce « 30.249 »
Jouée dans la Tour du Fort du Hâ

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Ici à Farge la vie est démentielle, sur une base en plein remaniement. Monter vingt-cinq mètres par des escaliers branlants, assurer au milieu des jurons et des coups le travail de bétonnage du toit. Frappé par le vent, par la pluie, là-haut, sans rémission. Au pied de cette forteresse, porter à deux des tuyaux de quatre-vingts kilos, nettoyer les embouts, les replacer sur leur aire avant montage, environnés de la poussière de ciment. Les poumons sont rongés.

Nos forces diminuaient, le froid faisait ses ravages, les pneumonies avaient précédé la dysenterie. Jointes, les deux calamités ne laissaient que peu de chance à celui qui en était atteint. Quelques-uns, soucieux d'être acceptés à l'infirmerie, se mutilaient ou, infectaient au moyen d'excréments des plaies insignifiantes... Il fallait durer.

Vivre, survivre. La mort à chaque instant nous piégeait. Comment lutter contre les Archanges du Mal ?

Nous n'étions pas de taille... Tout remède se révélait inefficace ou éphémère. Heureusement, une amitié nous liait les uns aux autres.

Et puis cette pureté que générait une ascèse imposée extirpait de nous une force nouvelle, force surgie du fumier de notre misère qui nous plaçait en état de lévitation. Cette logique réinventée nous permettait de supporter l'insupportable. Au raisonnement illogique qui nous détruisait, nous opposions un autre raisonnement tout aussi illogique, celui d'un instinct sublimé. Nous ne subissions pas et nous devions tout accepter, ne pas voir notre vie avec nos yeux d'hier, mais avec nos yeux intérieurs, ceux d'une autre lumière, décréter la mobilisation générale de nos ressources, livrer une guerre totale.

Bremen-Farge reste pour moi ce lieu qui m'accueillit jeune en bonne santé, craintif, mais confiant sur mes réserves. Je le quittais dans la détresse d'une santé délabrée. Poussé dans un groupe de réformés, ma récupération était illusoire. Aucune étoile ne brillait dans mon ciel. Distraction ou lucidité, j'avais une pensée pour notre Europe écartelée. La pauvreté et la misère s'y étaient réfugiées dans les recoins d'une guerre où certains étaient animés d'intentions pures et d'autres, compromis, s'étaient mis au service d'une cause perdue. Nous étions des pantins dans l'affrontement de deux idéologies. Fils de la démocratie, cet apanage des riches, j'étais devenu le paria de la dictature promis à la disparition. J'en avais conscience, mes forces m'abandonnaient.

Pourtant, je refusais toute incitation à un relâchement démobilisateur. Je repensais à ma mère, à sa cartomancienne... La saison des cerises était passée depuis longtemps et ses deux fils n'étaient pas réunis...

Mais comment ne pas prendre en compte toute coïncidence, tout message reçu dans ces moments de détresse... Au plus fort de ma fièvre, je m'éveille brusquement dans la nuit. J'ai fait un rêve insensé. Je ne suis plus à Hambourg, mais dans un camp ordinaire. Les baraques ne sont pas celles de Neuengamme, ni celles de Bremen-Farge. J'erre au hasard dans une plaine grise.

Autour, tout est désordre et confusion, des luttes, des morts, des tas de morts à en frémir. Puis un répit, un blanc.

Voici une vallée, je m'y sens en sécurité. Je suis au milieu de pommiers en fleurs et tandis qu'un sentiment de liberté m'envahit, soudain, une bête, un sanglier, celui de mes cauchemars d'enfant fonce sur moi, me heurte violemment. Je m'éveille sous le choc. Pourquoi décrire ce rêve ? Tout le monde en a de pareils sous des formes diverses. D'abord pour ne rien cacher de cet insolite qui me hante alors qu'une main de fer écrase mon pauvre poumon. Aussi pour me réfugier dans ce mystérieux nuage de l'inconscient qui causerait la perte de tout autre et dans lequel je veux voir le signe d'un secours supérieur dont j'ai besoin à cette heure. Faut-il s'y attarder ? Non bien sûr. S'en servir oui, au contraire, rester vigilant, affiner les réflexes, ne pas trop réfléchir et foncer ! Penser, raisonner, différer sont autant d'erreurs dans une stratégie de l'immédiateté où l'instinct de l'animal rejoint un empirisme de situation.

Aujourd'hui, après tant d'années de bonheur je revois cette mort qui s'acharnait, me surveillant, manquant de me rejoindre et toujours me poursuivant. Désormais apprivoisée, calmée, elle attend son heure. Nous avons conclu un « agreement » et vivons en bonne intelligence. Mais elle sait bien que je pense à elle, que toujours elle demeure en moi.

Le 10 avril, l'ordre vint de nous préparer au départ ! Où allons-nous maintenant ? Pourquoi se poser la question ? Nous sommes un bétail qu'on mène à l'abattoir. Le troisième jour, le train errait on ne sait où, rempli de mourants, sans pain et sans eau. « Brot holen ! Wasser holen ! » -« Apportez-nous du pain! Apportez-nous de l'eau ! » .Cinq cents, encore valides, hurlaient à la mort dans une mélopée lancinante: « Brot holen... Brot holen... Wasser holen... Holen... »

La mort faisait son choix. Elus et condamnés mêlaient plaintes et soupirs dans le chœur de cette tragédie dont les accents couraient le long des voies, passaient au-dessus des bois et des maisons si fort, si loin que parfois nous les entendons encore quelques soirs de printemps.