Témoignage de Pierre Saufrignon
" Mémoire oblige"
Extraits de textes de la pièce « 30.249 »
Jouée dans la Tour du Fort du Hâ

Retour Présentation Neuengamme Bremen-Farge Sandbostel


NEUENGAMME.

Dans un coin de la Place, au Nord-est, quatre potences sont alignées. Le long d'un bâtiment à l'opposé de l'entrée sud c'est la cuisine. Derrière, un autre bâtiment dresse sa cheminée de brique rose. Elle est calme à cette heure. Certains ont la naïveté de penser qu'il s'agit d'un générateur de chauffage. Mais les Kapos, eux, ne sont pas là pour nous bercer d'illusions. Ils annoncent la couleur. C'est bien le crématoire, Crématorium...

On nous pousse vers un grand bâtiment à deux niveaux. Nous n'avons droit qu'aux caves. Nous descendons des marches. Nous franchissons des portes renforcées de boudins de caoutchouc. La cave nous aspire, on charge, on presse jusqu'au trop plein. Nous nous entassons assis à même le sol. Une faible lueur filtre d'étroits soupiraux. La lumière électrique n'élimine pas cette pénombre de tombeau. La chaleur intense brûle les gorges. On implore les Kapos: « de l'eau Wasser ! Bitte. » Ah ! Les caves de Neuengamme, elles hanteront toujours leurs rescapés !

Nous quittons définitivement le monde des humains. Dans quelques instants, nous ne serons qu'un numéro.

Deux sacs sont 1à sur un banc, l'un pour les vêtements, l'autre pour les objets, montre, stylo, portefeuille. Ils sont étiquetés à notre nouvelle identité. Et nous mettons autour de notre cou cette corde qui porte le numéro, qu'il ne faudra jamais égarer sous peine d'être privés de nourriture. Devant moi, Jacques Mano. Depuis Compiègne nous ne nous sommes pas quittés. Nous sommes nus. Lui porte le n° 31248 - moi le n° 31249. Il va falloir s'y faire. On ne nous appellera plus jamais par notre nom; A nous, désormais, de reconnaître ces chiffres quand ils seront hurlés en allemand.

On dit volontiers « plus bas que terre ».Mais cela ne vaut que pour les morts. Et, consciemment ou non, l'homme à terre se redresse. Il ne va pas cesser de lutter, de réinventer l'espoir, cet être gommé, effacé du registre des vivants. C'est là son privilège et, peut-être, sa chance.

Buchenwald n'avait pu nous recevoir. Neuengamme complet y fut contraint.

Nous logions à trois dans un châlit. Quatre-vingt centimètres pour trois, couchés deux dans un sens, un dans l'autre. Le soir l'atmosphère est déjà lourde. Le matin elle est irrespirable. Sur les fenêtres l'eau coule en stries sur une buée épaisse. Au troisième niveau où nous sommes assis, nous touchons le plafond dans l'attente du courant d'air du matin.

Entre Albert Barraud et Franck Larrey, je trouvais ma place pour la nuit, oubliant que mon horizon se limitait à cette cage suintante. Nous étions tous trois de Bordeaux. Les journées seront longues pendant la quarantaine, dans l'attente d'autre chose, d'un autrement.

Au cours de l'hiver le docteur S.S. amena à l'infirmerie son capitaine dont l'état nécessitait une opération délicate. Il dit à Barraud :

-« Nous n'avons plus de chirurgiens autour de nous. Tu vas l'opérer, je te donnerai les produits pour l'anesthésie. C'est grave, tu t'en rendras compte. Mais je t'avertis, s'il meurt, je te tue...»

On touchait là les limites des prérogatives du chirurgien. Notre bon docteur Barraud, à l'hôpital de Bordeaux, avait opéré clandestinement des maquisards, des blessés, des aviateurs. Il allait encore sauver quantité des nôtres dans le Revier (l'infirmerie ) de Neuengamme. Comment imaginer que celui qui tiendra une place éminente jusqu'à l'évacuation du camp sera frappé par un destin aveugle, sur le «Cap Arcona», en baie de Neustadt le jour de sa libération ?

Mais c'est une autre image que je veux garder de cette rencontre. Le 6 juin 44, l'annonce du débarquement des alliés en Normandie filtre, Dieu sait par quel cheminement étrange, jusqu'au cœur emmuré de notre nuit.

Dans ce tumulte, Albert Barraud, Franck Larrey et moi entendons vibrer comme les prémices de notre libération. Spontanément, nous nous sommes rapprochés. Tête contre tête, nous avons murmuré, fredonné et chanté à voix basse, la Marseillaise...

Au contact journalier, on s'examine, on s'étudie. La générosité, la loyauté, ça se sent… La formation, l'éducation sont deux composantes du rapprochement. Le milieu social ne compte plus.

Les accords se passent au niveau du cœur. On se reconnaît, on devient des frères très vite sous un même uniforme et le vernis n'a rien à faire en espace clos.

Dans les moments creux, nous, les sans travail, arrivions à nous distraire, parlant de tout et de rien, repoussant à demain le martyre des jours. Ainsi va l'être humain inadapté au malheur: il force le sort, se plaît dans un mensonge fait à soi-même. Il tord le cou à l'évidence et, l'ayant tordue et fondue dans le creuset de son désir, il s'émerveille un moment devant sa mutation en rêves de survie qu'il croit saisir .

C'est son «oeuvre au noir », C'est, aussi, sa «  promesse de l'aube. »

13 juin 1944. La voilà notre nouvelle épreuve; et pourtant, on s'habituait à ce train-train sordide. Mais, ce 13 juin, mon numéro, le 31249, est sorti: je suis sur la liste d'un « transport ». On nous équipe de sabots neufs et nous embarquons dans la soirée, accompagnés de deux cent cinquante Grecs. La nuit se passe dans un wagon à bestiaux et, au petit matin, nous arrivons dans une gare le long de la Weser.

Sortis de nos wagons, nous avançons. A l'approche d'une colline, le sable plus frais est plus blanc. Il est recouvert de bruyère... Tiens, c'est de la callune ! le reconnais ses clochetons mauves...

D'un seul coup, cette bruyère me ramène à mes Landes, à mon village. Je rêve une seconde: ce tapis de velours violet, ces couleurs, ces arbrisseaux, si souvent foulés chez moi, ce contact que je ressens ne serait-ce pas l'aide, l'assistance dont j' ai tant besoin ?



Top