Hélie de SAINT-MARC


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Hélie de Saint-Marc, matricule 20543
Buchenwald-Langenstein
"Leçons de Ténèbres", F.N.D.I.R.

Nous vivions par une sorte d'automatisme. Pourquoi l'un tombait pour ne plus se relever ? Ce brigand amical, froid et généreux m'a sauvé la vie quand j'étais au bord de l'épuisement. On n'imagine pas ce que pouvait être la survie dans un kommando de forage durant l'hiver 1944-1945. C'était un champs clos où se déchaînait la violence de milliers d'hommes réduits à l'état de bêtes, luttant désespérèment pour ne pas mourir. Attaquées, les corvées de soupes arrivaient à moitié dévalisées. Des détenus se jetaient à terre pour picorer avec leurs doigts les rondelles de carottes et les épluchures qui flottaient sur le sol boueux. Les règlements de compte internes, d'une brutalité inouïe, se terminaient le plus souvent par mort d'homme.

A l'hôpital, j'ai vu apparaître dans le sommeil mon compagnon de misère, ce mineur letton qui m'avait sauvé la vie. Il avait survécu à l'évacuation du camp en colonnes errantes, encadrées par des nazis affolés. Dans un dernier geste amical, avant son retour chez lui, il avait cherché ma trace. Il était debout au bord du lit; grand géant blond avec lequel j'avais simplement parlé la langue élémentzire des camps qui devait ressembler au language des premiers hommes (manger, dormir, froid, faim, peur, donne, merci) Cet homme m'avait tenu le bras, jour après jour, sans que rien ne l'y obmige. Assommé par les médicaments, je ne pouvais pas parler. Je l'ai fixé. Nous avions le même regard de déporté. Il est resté quelques minutes.Nous nous sommes serré la main. J'en ressens encore la pression rêche.

Il est reparti en U.R.S.S. Son pays, la Lettonie, avait été annexé entre-temps. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Compte tenu de la répression soviétique, là-bas, il a sans doute connu d'autres épreuves et d'autres camps. Certains individus, dans notre siècle, sont allés d'enfer en enfer, tout simplement parce qu'ils étaient nés au mauvais endroit et au mauvais moment.

Ainsi en déportation, tout coexistait avec le contraire de tout. J'ai découvert l'honneur là où je ne l'attendais pas. Il était absent là où nous pensions le trouver dans tout son éclat secourable. Il ne restait plus que le réduit intérieur, cette peau de chagrin révélée par l'épreuve. Certains furent admirables, d'autres moins. Presque tous ont souffert. La plupart d'une manière atroce. A Langenstein, on ramassait les cadavres avec les ordures. Ils sont morts dans un monde de malheur et d'horreur, dépouillés de leur humanité, sans sépulture, sans espoir.

Le Dieu de nos pères était absent de la planète Buchenwald. Les justes mouaient comme des chiens malgré une générosité et une noblesse dans l'épreuve sans limites. Les crapules avaient leur chance. La religion n'avait pas droit de cité. C'était un monde totalitaire, un système déserté par toute transcendance. Le mal n'était pas un scandale, mais la règle commune.

Dans cette épreuve, j'ai éprouvé la validité de quelques attitudes éthiques élémentaires; refuser la lâcheté, la délation, l'avilissement. J'ai compris qu'un homme réduit à sa plus simple expression pouvait l'emporter sur toutes les puissances du mal tout simplement en résistant. Un homme nu, battu et humilié, reste un homme s'il garde sa propre dignité. Vivre, ce n'est pas exister à n'importe quel prix. Personne ne peut voler l'âme d'autrui si la victime n'y consent pas. La déportation m'a appris ce que pouvait être le sens d'une vie humaine: combattre pour sauvegarder ce filet d'esprit que nous recevons en naissant et que nous rendons en mourant. A la question: "Quel est le sentiment qui vous imposait le courage ?" Cypora Gutnic, déportée à Auschwitz, répondait: "Le sentiment de ne pas perdre la face humaine, de ne pas devenir un animal, parce que c'était une double lutte: ne pas se laisser avili par nos ennemis et ne pas perdre la facr humaine."