Hélie de SAINT-MARC


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Hélie de Saint-Marc, matricule 20543
Buchenwald-Langenstein
"Leçons de Ténèbres", F.N.D.I.R.

J'ai appris aussitôt à ne pas me fier aux impressions acquises, mais plutôt aux connivences immédiates, à la vraie chaleur, aux gestes de solidarité. La planète concentrationnaire était une Babel de langues et de visages. J'y ai appris le monde plus sûrement que dans un atlas.

Toutes les nationalités se retrouvaient dans la peine. La force vitale de certains Slaves dépassait l'imagination. Chaque jour, de nouveaux venus s'entassaient dans les baraquements. Le gamin prolongé que j'étais encore découvrait la vie dans un grand désordre. Le camp était un monde de rumeurs inouïes, un champ clos d'affrontements entre les factions opposées, un lieu d'arbitraire, une mécanique de l'absurde avec sa comptabilité grotesque: compter et recompter inlassablement les détenus donnait peut-être à nos geôliers l'illusion de maltraiter des choses et non des êtres humains.

La première année, à l'intérieur de l'usine, sur le chantier du train gardé par les chiens, pendant les colonnes de transfert ou le soir sur nos paillasses, j'écoutais, j'interrogeais encore et encore. J'étais impressionné par les rencontres qui m'étaient offertes avec des hommes beaucoup plus mûrs que moi, plus instruits de lka vie et dont je partageais la misère. J'y ai découvert des camarades dont tout, en apparence, aurait dû me distinguer.

Ma représentation du monde s'en trouvait radicalement changée. Les idées simples de ma jeunesse ont disparu. Je découvrais combien, dans la vie dite normale, nous connaissons peu de choses et vivons habituellement séparés des autres comme par une vitre.

Ainsi, je suis devenu l'ami passionné d'un militant communiste qui essayait de me convertir. La plupart des détenus étaient convaincus que dans le monde qui sortirait de la guerre serait communiste. Mon camarade croyait en l'homme et en une société idéale. Après la guerre, j'ai suivi de loin son parcours dans l'appareil du syndicalisme. Je me demande comment il a vécu son chagrin d'idéal.

Ainsi, nous étions des milliers dans cette épreuve à nous rassembler au gré des mouvements de baraquements, unis en quelques jours plus profondément qu'après des années d'amitié intense. La solidarité de la déportation reste l'un des liens les plus solides de notre existence. Les mots n'existent pas. Ce que nous avons vécu est plus fort. Lors d'événements ultérieurs, lorsque, à la suite d'autres engagements, je me suis retrouvé devant un tribunal militaire, j'ai vu surgir de la nuit, intactes, des amitiés nées à Buchenwald. Certains écrivaient au tribunal. D'autres intervenaient auprès des magistrats devant lesquels j'allais comparaître. Ils agissaient au-delà des options politiques: parfois opposées que nous avions prises les uns et les autres, en mémoire de notre dénuement commun.

Le malheur anéantit tout ce qui divise les êtres. Je dois ma survie dans le tunnel de Langenstein où je fus englouti durant l'hiver 1944-1945, à un mineur letton sans doute illettré, qui volait et parfois tuait pour nous deux. Pourquoi m'a-t-il fait partager les bouts de pain qu'il récupérait ainsi ? Pourquoi a-t-il pris une part de mon travail ? Pourquoi cet homme sans scrupules, taillé dans le muscle, acharné à sauver sa peau, m'a-t-il pris en sympathie alors que j'étais seulement un adolescent malheureux qui forait la roche à ses côtés, douze heures par jour ? Je ne le saurai jamais. Ce sont des questions que nous n'avions pas le temps de nous poser. Hébétés, nous étions comme des loups. Le froid, la violence, les hurlements et les coups réduisaient notre espace d'humanité au strict minimum. L'odeur de la mort nous accompagnait. Les cadavres étaient entassés chaque jour avant d'être déversés régulièrement dans des fosses hâtives.