Hélie de SAINT-MARC


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Hélie de Saint-Marc, matricule 20543
Buchenwald-Langenstein
"Leçons de Ténèbres", F.N.D.I.R.


Le système nazi avait inventé l'idée diabolique de confier l'administration interne des camps à des déportés.

Leur immense usine d'humiliation avait besoin de relais pour diriger les baraquements et choisir les différentes équipes de travail. Il existait, à Buchenwald comme ailleurs, un certain nombre d'emplois que nous appelions, entre nous, des "planques": administration, gestion de stock humains et matériels, infirmerie, etc...

A l'origine, ces emplois étaient occupés par les "droit commun" allemands. Au-dessous de cette minorité dirigeante, habilléee de manière élégante et aux bottes rutilantes, à la matraque facile, se situait leur clientèle immédiate. Obséquieuse, servile à l'égard de ceux dont elle détenait une parcelle de pouvoir, sans aucune pitié pour la masse concentrationnaire, elle était haïe par la foule des détenus, même si l'un ou l'autre, grâce à des rapports particuliers et parfois ambigus, obtenait tel ou tel avantage éphémère, dont les plus prisés étaient un morceau de pain ou une gamelle de soupe.

Une lutte sans merci opposa, entre 1943 et 1944, les différents groupes constitués parmi les détenus pour occuper ces places, synonymes de survie. Les "droit commun" furent peu à peu délogés et remplacés par des réseaux nationaux et politiques, notamment communistes. Ces déportés partageaient certes notre malheur.

Cependant, l'occupation des postes à l'intérieur du camp leur donnait un pouvoir effectif et le droit de vie et de mort sur les autres détenus. Ils avaient la haute main sur l'élaboration des listes d'affectation, qui pouvaient aller de la simple occupation administrative, où la survie était quasi certaine, jusqu'à l'envoi dans des mines souterraines à la mortalité considérable.

Cette "collaboration" était-elle condamnable à Vichy et acceptable à Buchenwald ? Pour leur défense, ceux qui prônaient cette attitude parmi nous, expliquaient: "Ce qui est inacceptable en tant qu'homme libre peut se concevoir de la part d'un détenu. Il faut sauver ce qui peut être sauvé et il vaut mieux sauver un militant de grande qualité qu'un meurtrier allemand, envoyé en déportation pour des raisons de "droit commun". Ils avaient l'impression de poursuivre le combat en agissant ainsi. Pour le détenu lambda, sans protection, la différence était cependant négligeable. Elle introduisait en outre une confusion des valeurs qui ajoutait encore à l'absurdité du système nazi.

Il est difficile pourtant d'avoir une position tranchée à cinquante ans de distance. Si je peux connaître, aujourd'hui, le terme biologique de ma vie, c'est parce que deux de mes fidèles et vrais amis, membres de cette nomenklatura des camps, m'ont un jour aidé et peut-être sauvé. Atteint d'une autre pneumonie, j'ai pu survivre durant l'hiver 1943-1944 parce qu'un infirmier, qui m'avait pris en affection, a volé des médicaments pour me soigner. Sans lui, je serais mort.

A l'époque, je refusais toute manoeuvre pouvant permettre d'obtenir une place réservée. Etant Français, un groupe peu nombreux et mal considéré à Buchenwald, je ne parlais pas allemand; j'étais inapte aux jeux d'influence, je n'appartenais à aucun réseau politique, je n'étais ni syndicaliste ni communiste, je n'étais pas une personnalité digne d'occuper un jour un poste dans une quelconque liste d'union patriotique. Je faisais partie de cette couche de population, la plus nombreuse, la plus désemparée, la plus battue, la plus humiliée dans l'échelle concentrationnaire. Avec mes camarades d'infortune, nous aurions pu essayer de nous incorporer à tel ou tel cercle de pouvoir. Une force de refus, instinctive, nous en préservait. Il est difficile de s'en glorifier. Quand, au bout d'un an de déportation, je me suis trouvé au plus profond de la misère physique dans le tunnel de Langenstein où nous travaillions nuit et jour avec la mort promise au bout, si on m'avait proposé à cet instant une planque contre une rétribution à l'administration du camp, aurais-je alors accepté ? Il arrive un pallier dans la souffrance humaine où l'homme ne s'appartient plus. Un officier de renseignement anglais avait l'habitude de dire à ses subalternes susceptibles d'être arrêtés: "Un gentleman ne parle pas." C'est une phrase qu'on refuse de prononcer après avoir connu un certain seuil de souffrances. Avec le temps, je suis pourtant heureux d'avoir pu traverser cette période sans collaborer avec les nazis.