André DUMON

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Ode au courage

Extraits de l’allocution
de remise des insignes de Chevalier de la Légion d’Honneur,
par Guy Chataigné, le 30 novembre 2003.


Deux jours plus tard, au petit matin, ils sont extraits de leurs cellules, rassemblés dans un camion, pour un transport qui leur paraît être le dernier. Ils chantent Marseillaise et Internationale. Mais Souge n’est pas leur destination, puisqu’ils se retrouvent gare Saint-Jean. La nouvelle étape va être la prison de Fresnes. André demeure seul au secret. Et seul, il va être interrogé par la Gestapo, à l’Hôtel Meurisse, rue Lauriston et rue des Saussaies. Toujours l’obsédante question: le nom des soldats allemands contactés et sans doute contaminés par la Résistance. Bien que ces interrogatoires soient menés par des gestapistes confirmés, André observera, pour la plus grand honte de la police française au service de l’occupant, qu’il a eu moins à souffrir de la Gestapo que de l’équipe Poinsot.

Et, à nouveau, dans un décorum de tentures noires et pourpres, frappées de la croix gammée, et sous le portrait du Führer, un second jugement est rendu, expéditif, en une session d’une heure, à la Maison de la chimie, le 17 avril 1943.

La condamnation à mort est confirmée pour les 19 résistants. Et, dés lors, la tragédie va revêtir sa pleine dimension.

Le lendemain, 15 des camarades d’André, dont son fidèle radio, quittent la prison de Fresnes en chantant. Ils vont être fusillés, probablement au Mont-Valérien. Cette clairière du Mont-Valérien où – rappelons-le – plus de 1.000 patriotes et otages ont été abattus durant la nuit de l’occupation nazie.

Le jour suivant, André et ses trois derniers camarades se retrouvent à Compiègne. Ils ne sauront pas pourquoi ils ont échappé à cette fusillade, mais sont convaincus que leur condamnation sera exécutée.

Dans ce camp de Compiègne-Royallieu, antichambre du système concentrationnaire nazi, d’où 50.000 déportés partirent, ils vont séjourner trois mois. Il va voir partir des milliers d’hommes par trois grands convois de déportés; en fin avril et début mai, deux vers le camp de Sachsenhausen dans lesquels se trouvent Léopold Chiron, René Dauba, Guy Ducos, Louis Gérard, Jacques Grébol, Maurice Nivesse, Gilbert Thierry, qu’il ne connaît pas alors. Un autre convoi le 25 juin, d’un millier de détenus; ce seront les « &14.000 » à Buchenwald. Buchenwald où, avec un convoi d’encore un millier d’hommes, André va se retrouver le 4 septembre , après un transport de deux jours et deux nuits. Ils ont été entassés, l’avant-veille, en gare de Compiègne, dans des wagons à bestiaux, cadenassés, sans eau et sans air.

Durant cet interminable voyage, ils ont subi l’atroce supplice de la soif qui a fait dériver certains dans la folie quand d’autres, dans cette immonde promiscuité, ont succombé à l’asphyxie.

Buchenwald créé en 1937, près de Weimar, c’est le camp gigantesque et tentaculaire. 250.000 détenus de toutes nationalités en ont franchi l’immense porte en fer forgé d’où se détachait la cynique formule:

"Jedem das seine"


"A chacun son du."


André et ses compagnons de convoi sont parqués comme des bêtes au « petit camp  ». dépouillés de leurs vêtements et objets personnels, rasés de toutes parts, ils sont affublés de la tenue rayée des bagnards. André n’est plus que le n°20512.

Après la quarantaine, période de sauvagerie débridée, où la terreur, les brutalités, les brimades et le spectacle quotidien de la mort tendent à annihiler toute personnalité, et à briser toute velléité de résistance, André est affecté au block 37 du grand camp. Mais, lorsque, le seul parmi ses camarades, il est enfermé au « bunker », prison dans le camp, il comprend que si sa vie a été épargnée jusque là, c’est que les nazis entendent toujours le faire parler.

Et, effectivement, au bout de 48 heures, il est amené à Berlin, à Alexanderplatz, siège suprême de la Gestapo. Les mêmes questions, les mêmes brutalités – qui n’atteignent cependant pas la rigueur de celles subies à Bordeaux – et toujours le même refus de livrer le moindre nom.

En ce début d’automne 1943, il est séparé des trois rescapés bretons de son affaire. Il ne les reverra plus. Il est parmi les 250 détenus dirigés vers Dora, nouveau kommando extérieur de Buchenwald.

Les nazis désignent sous le nom de Mittelbau un ensemble d’installations pour l’industrie de guerre, aménagées dans les collines du Kohnstein, près de Nordhausen, en Thuringe. Il s’agit d’anciennes galeries de pierre à plâtre.

Les meilleures bases d’armement ont été détruites par des attaques aériennes, notamment à Pennemünde, sur la Baltique, dans la nuit du 17 au 18 août 1943.

A Dora, pour les SS, général Kammler en tête, l’objectif est double:
            - Regrouper dans ce site inviolable une série d’usines et d’ateliers souterrains pour poursuivre, sous la direction de Von Braun, la fabrication des armes balistiques V1 et V2 dont Hitler attendait le revirement de la situation militaire.
            - Utiliser une main d’œuvre concentrationnaire à bon marché, facilement renouvelable; de réduire les esclaves au silence en les exterminant de façon à préserver le secret sur ces installations. Les détenus sont ici des Geheimträger (porteurs de secret) Ils ne peuvent sortir que par la cheminée du crématoire.

Dans cet enfer, tout est à créer. D’abord, creuser le tunnel, agrandir les galeries existantes, à raison d’un travail manuel de 12 à 14 heures par jour. Les hommes dorment à même le sol. Des châlits ne seront installés que lorsque l’avancement des galeries le permettra. Des mois sans voir la lumière. Les appels ont lieu à l’intérieur, deux fois par jour. Les coups pleuvent, les hurlements emplissent les galeries; la vermine grouille; la faim est obsédante; les maladies creusent les rangs.

Quotidiennement, c’est la noria des camions qui emmènent à Buchenwald « der Schrotte », la « ferraille », c’est à dire les cadavres et qui ramènent, en retour, de la main-d’œuvre fraîchement débarquée et promise au même sort.

André, qui ne se sent pas une âme de mineur au service de l’industrie de guerre nazie, s’efforce d’échapper à l’atmosphère étouffante du tunnel où la poussière de gypse, jaune et collante, obstrue les bronches, rougit les yeux, raidit les défroques rayées trempées de sueur et des suintements de la roche. De temps à autre, il recherche un peu d’air frais à quelque bouche d’aération. Cela lui vaut systématiquement de sévères bastonnades assénées par le kapo, une brute de droit commun.

Pendant 9 mois, il va être le seul Français, au milieu des Russes, Ukrainiens et Polonais dont il aura longtemps à subir les invectives et les tracasseries malveillantes qui sapent la vie de chaque jour et chaque nuit. Ces détenus étrangers font porter sur André le mépris, voire l’hostilité qu’ils vouent à la France de Munich, la France de la drôle de guerre, la France de Vichy et de la collaboration.

Par sa fermeté, sa dignité et sa droiture et au besoin en faisant le coup de poing, André va gagner progressivement le respect et la considération de tous.

Au fil du temps, les machines-outils rapinées dans toute l’Europe, sont mises en place pour la fabrication des V1 et V2. Débute une nouvelle activité tout aussi meurtrière que l’avait été le creusement du tunnel.

Le camp de surface est enfin construit pour être achevé en fin mai 1944. 60 blocks étagés sur un plan incliné, destiné à recevoir 6.000 détenus, un effectif qui passera à 12.000, 15.000 et 18.000. Pour agrémenter les lieux, un crématoire, à pied d’œuvre et une potence à 6 crochets.

La faim, l’épuisement, les nuits sans sommeil, les mauvais traitements laminent les effectifs.

Les nouveaux arrivent désormais directement à Dora qui ne dépend plus de Buchenwald, et devient autonome le 28 octobre 1944. L’enfer de Dora a son propre statut.

La résistance s’organise et, avec elle, le sabotage, tant celui du creusement des galeries que de la production des armes nouvelles.

André a pris contact avec des antifascistes allemands, puis tchèques, ayant combattu dans les Brigades Internationales, en Espagne. Deux Alsaciens, frères jumeaux occupés, l’un à la Schreibstube (tenue des effectifs) l’autre à l’Arbeitstatistik (affectation des détenus dans les kommandos) jouent un rôle de premier plan dans le dispositif clandestin. Ils ne sont connus que d’un nombre très restreint des membres du Comité International, dont André.

A la suite d’une altercation avec un cadre civil, au sujet de la qualité de son travail de rivetage sur une pièce. André est convaincu qu’il va être pendu, comme le sont souvent des détenus pour une peccadille. Il s’en tire avec 25 coups de schlague sur les fesses, classique châtiment dans tous les camps, mais qui était bien suffisant pour mener de vie à trépas un être diminué.

Il va être encore une troisième fois amené à Alexanderplatz, pour interrogatoire, en fin mai 1944. Mêmes brutalités auxquelles il oppose le même silence. Il a 20 ans.

Alors que la mortalité est effroyable chez les prisonniers de guerre soviétiques, tant officiers que soldats, que ne protège aucune convention internationale et qui sont condamnés dans l’isolement de leur baraque-mouroir, André avec le Comité International, participe au sauvetage d’un certain nombre d’entre eux.

Un projet d’une folle témérité est alors envisagé. A l’aide d’armes collectées, désarmer les SS, les postes des miradors, attaquer la caserne, se rendre maîtres du camp, et marcher sur Nordhausen. Un projet qui avorte par l’effet d’une trahison d’un Polonais, membre du Comité.

26 membres sont pendus le lendemain, à l’entrée du tunnel, à une barre assujettie à un pont roulant qui élève d’un coup la tragique brochette, devant laquelle les détenus de tous les kommandos doivent défiler.

Alex, l’Alsacien de l’Arbeitstatistik, a pu sauver quelques-uns des condamnés, par une substitution sur les listes d’effectifs en attribuant des matricules de déportés morts.

Un subterfuge que la Résistance utilisa exceptionnellement, mais pratiquement dans tous les camps.

C’est ainsi qu’André devient Vanderme, matricule 87.930. Une lettre en témoigne qui fut la 3ème et dernière adressée à sa grand-mère, datée du 7 janvier 1945.

Survient, plus tard, une action conduite par le Comité International, alors dirigé par un capitaine soviétique. Celui-ci a été témoin, en Russie, des atrocités commises par un des SS qui contrôlent le kommando d’Ellrich, de l’autre côté de la colline où l’on entreprend le creusement d’un autre tunnel. Les accidents mortels dus à des chutes de pierres ou à l’affaissement de blocs y sont fréquents.

L’objectif est de tuer ce SS. Le Comité fait affecté à Ellrich un groupe de 9 hommes, dont 5 Russes et deux Français. André est de ceux-là. Après quelques jours d’observation, travaillant en sommet de galerie, ils saisissent l’occasion de provoquer le détachement d’un énorme bloc qui doit écraser le SS visé. L’opération va au-delà de leur espérance; en réalité, cette chute provoquera la mort d’un second SS et de 3 kapos.

L’accident a été parfaitement simulé et ne devrait pas avoir de fâcheux prolongements. Mais, le soir même, Alex l’Alsacien informe les exécutants d’une nouvelle trahison d’un Polonais. Il les protège en leur attribuant de nouveaux matricules de morts. André retrouve son ancien numéro 20512.

Cependant, à l’extérieur, les événements se développent favorablement sur tous les fronts. L’étau se resserre autour du Reich aux abois. Les bombardements s’intensifient. Le cruel hiver 1944-1945 s’achève avec la perspective d’une prochaine délivrance.

Dora va être évacué à partir du 1er avril. André, qui se sait recherché, en raison de son action résistante, s’insinue dans un des tout premiers convois, pour une destination inconnue. Cette initiative lui vaut d’échapper au bombardement de Nordhausen, le 4 avril, où furent tués de nombreux déportés, les blessés étant achevés par les SS.

Il se retrouve avec ses compagnons de misère au camp de femmes de Ravensbrück, à 60 kms au Nord de Berlin où 70.000 femmes, jeunes filles et enfants ont été massacrés. Le camp a été évacué, à l’exception des grandes malades, moribondes.

Ils n’y séjournent pas et se rendent à pied – 40 kms – à Sachsenhausen. C’est le camp aux 100.000 morts, aux portes de Berlin, où affluent de toutes parts des déportés qui ne sont même plus immatriculés tant est grande la confusion autant que la nervosité meurtrière des SS qui se sentent acculés.

André, toujours en proie à sa crainte d’être repéré, s’estime trop près du but pour gâcher la moindre chance de préserver sa vie. Il se terre dans une baraque d’où il ne sort pratiquement plus.

Il faut l’insistance d’un de ses camarades de Dora, patron de l’Hôtel des Roses à Lourdes, qui le convainc que les SS vont faire sauter le camp, pour qu’enfin il se décide à se faufiler dans la dernière colonne de déportés qui sort du camp. Car Sachsenhausen (ce camp où, pour ma part, je suis arrivé avec 1.200 Français, le 25 janvier 1943), est évacué, sous la poussée de l’Armée rouge, le samedi 21 avril 1945.

Commence alors une hallucinante marche forcée vers le Nord-Ouest, sur les routes et par les forêts du Brandebourg et du Mecklemburg, en direction de Lübeck, sur la Baltique.

Plus de 33.000 êtres, épuisés, titubants, hébétés de faim et de froid, au fond de la détresse physique, cheminent par colonnes de 500, serrés de près par la chiourme et ses chiens. La cadence ne peut être soutenue ; les traînards sont impitoyablement abattus d’une balle dans la nuque ou la bouche, leurs corps enjambés par les colonnes qui suivent. Le long de ce calvaire qui s’étirera sur 200 kms, des milliers de corps jalonnent l’itinéraire qui demeurera désigné sous le nom de Marche de la Mort.

André est du nombre des rescapés dont le cauchemar va s’achever à Parchim, le 3 mai 1945. Bien que j’aie été libéré la veille, à Schwerin, quelques kilomètres plus avant, nous ne nous sommes pas connus sur cette terre enfin libre.

Le 8 mai, il rejoint le secteur américain à Ludwigsburg, à l’heure où la radio retransmet les accents du Te Deum de la victoire, sous les voûtes de Notre-Dame de Paris.

Le 17 mai, il touche le sol de France à Hazebrouck. Il n’a pas 21 ans. Il lui manque 14 jours.

Paris. L’Hôtel Lutetia où il rencontre le général de Bénouville, venu en voisin depuis son domicile du boulevard Raspail où André va être reçu.

A peine rapatrié, André se voit déjà confier une nouvelle mission. De Bénouville le remet en rapport avec Passy qui le charge de détecter parmi les revenants de Buchenwald et de Dora les traîtres qui auraient pu s’infiltrer.

Après une courte semaine chez ses parents il reprend du service

Le 14 juillet 1945 – le cas est assez exceptionnel pour être souligné – la Médaille de la Résistance lui est remise par le colonel Passy, dans la Cour des Invalides, sur le front des troupes.

La boucle est bouclée autour de cet homme dont la générosité de l’engagement au service de la Liberté et de la Paix, le niveau des risques qu’il a affrontés, le nombre des actions s’inscrivant à son actif, tout comme la monstrueuse répression qu’il eut à subir forcent l’admiration et ne sont pas sans nous contenir dans une certaine humilité à son égard.

On comprend combien peut être la légitime fierté de cette famille dont il est le patriarche.

En marque de reconnaissance de la Nation,

André DUMON
Au nom du Président de la République
Et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés
Nous vous faisons Chevalier de la Légion d'Honeur.

 

 

 

 

 

 

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