Entretien avec Guy Ducos.

Les 10 décembre 1999 et 5 janvier 2000 à Bordeaux

Mémoire de Stéphanie Vignaud.

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la mort.
Libération.


Alors là, c'est une autre étape à laquelle on ne s'attendait pas vraiment quoi qu'on appréhendait beaucoup la fin. Il y avait les deux fins que l'on appréhendait beaucoup: la fin de la guerre et la nôtre. Beaucoup disaient: " Ils ne vont pas nous garder. Ils vont nous descendre à la fin. " Il y en a qui étaient très très pessimistes. Puis, on disait aussi: " L'ordre a été donné par Himmler de ne pas laisser un détenu des camps de concentration vivant entre les mains des Alliés. " Et pour cause, ils voulaient effacer, éliminer tous les témoins possibles. On évacue le camp. On part... Nous, nous partons en fin de journée du 21 avril 1945. J'avais réussi moi à troquer je ne sais quoi. Je devais avoir - mais d'où l'avais-je sorti? Je n'en sais rien - un paquet de cigarettes parce que je ne recevais pas... je n'avais jamais reçu de colis à Klinker d'ailleurs. A Heinkel, j'avais reçu des petits paquets, quelques uns. Pas la totalité parce que j'ai su après, quand ma mère m'a dit ce qu'elle avait fait, les choses qu'elle avait achetées au marché noir et tout ça. Mais, ce qui m'arrivait, c'était des petits colis d'un kilogramme: une boule de pain d'un kilogramme ou une boîte de conserves d'un kilogramme. C'était une bonne formule ça parce que ça, ça arrivait... La boîte de conserves, le S.S. la crevait tout de suite, il fallait tout de suite la consommer. Il n'y a aucune réserve de victuailles qu'on pouvait garder, on n'avait rien! On était avec une ficelle pour tenir le pantalon, c'est tout ce qu'on avait. Il y avait un Spind, c'est à dire un placard dans le block. Le Spind, il était ouvert à tout le monde. Si on laissait un truc consommable là, deux heures après il n'y était plus même pas deux heures après... Rien, rien, on ne pouvait rien conserver. Néanmoins, le peu de choses qu'on a pu recevoir comme ça, ça a été précieux, il n'y a pas de doutes, parce que c'était bien supérieur à ce qu'était la ration quotidienne dans le camp. Avec la ration du camp telle qu'elle était prévue, on ne peut pas passer l'année. ils disaient neuf mois à une époque, ils ont fait des études pour ça. Mais c'est vrai. On ne pouvait pas. il fallait quelque chose. Ce quelque chose, c'était un apport. Alors l'apport, c'était avec ce petit supplément qu'on avait eu à la fonderie par exemple, c'était précieux parce que ce n'était pas plus gros que les toasts que l'on prend dans un apéritif mondain, c'était de la margarine sur des petits morceaux de pain ou bien une espèce de pâté de chien ou je ne sais pas ce que c'était. On mangeait un peu de tout. C'était des trucs des civils d'ailleurs. Mais comme il n'y avait pas de civil, il y avait quelques tartines comme ça qui se baladaient et que nous avons eues. C'était précieux ça, considérable! L'apport comme ça, considérable! Et aussi les quelques colis qui sont passés. C'est pour ça que les Soviétiques ou les Ukrainiens qui étaient... enfin, les Soviétiques, non... qui étaient dans le camp et qui n'ont jamais, jamais rien reçu, ils sont tombés comme des mouches. C'est incroyable! C'était tous des cadavres ambulants sauf ceux qui arrivaient à grignoter sur les portions du camp parce que... A mon avis, les portions étaient vraiment calculées au... étaient vraiment insuffisantes au départ sur le plan calorique, c'était vraiment insuffisant mais c'était encore moindre compte tenu de certains favoritismes qui étaient pris sur la masse. il y avait les petits copains, les chefs de block, les copains des chefs de block, etc... toute le hiérarchie interne qui n'étaient pas maigre. Vous pouviez voir les chefs de block, ils étaient peut être plus gras qu'ils ne l'auraient été s'ils avaient été dans la vie civile. Bon. Alors, c'était, à mon avis, tout cela, c'était pris sur la ration du camp. Il y a eu aussi... il y a eu de la solidarité qui a été organisée par le comité international - je ne sais pas comment il faut l'appeler - la Résistance intérieure dont on nous affirme que les choses qui ont été distribuées ont été prises sur les rations S.S. Je veux bien le croire et l'admettre mais je pense qu'ils ont dû taper dans la masse aussi - parce que les S.S. n'étaient pas en quantité suffisante pour qu'on puisse prendre beaucoup de choses sur leur ration. Et puis ce n'était pas la même nourriture, ce n'était pas les mêmes choses. C'était beaucoup plus compromettant. Enfin, passons... Parce que là... c'est vrai que quand on a un petit copain dans les cuisines, on peut passer son... on peut passer des mois dans un camp de concentration sans en pâtir trop sur le plan nutritif. Bon. C'est une interrogation. Je ne cherche pas... je ne cherche pas à comprendre. Moi, je n'ai jamais été bénéficiaire de cette manne céleste là, donc je ne peux pas... Je pense que je n'étais pas sur la liste des gens qui valaient la peine de survivre pour certains, sans doute. Cela s'est vu ça, la réflexion que je fais, elle s'est faite à Buchenwald d'ailleurs, par ailleurs. On dit: on est tous camarades, tous solidaires et tout ça parce qu'effectivement, il ne faut pas remuer tout ça parce que ce serait malsain et ça nous desservirait à tous. Il ne faut pas croire que c'était vraiment le beau fixe, c'était quand même un peu la loi de la jungle. C'était la loi de la jungle ! Tout était fait pour ça d'ailleurs. Tout poussait à cela. C'était en général cela sauf certains individus qui, sortant de l'ordinaire, auraient un comportement vraiment vraiment extraordinaire comme Chataigné. Il y en a eu d'autres. C'est exemplaire! Rien que cela, c'est suffisant. C'est pour ça que j'ai toujours dit moi: qu'on ne me parle pas d'une résistance ou d'une solidarité organisée parce que ceux qui en parlent, ce sont ceux qui se placent comme organisateurs. Moi, je ne l'ai jamais vue. Peut-être que dans leur sphère immédiate, dans leur environnement immédiat, peut-être que cela s'est vu. Mais, ça ne m'a jamais atteint, leur rayon d'action n'est jamais arrivé jusqu'à moi. Par contre, des comportements individuels! Heureusement, autrement, on n'aurait pas pu survive, c'est sûr ! Alors, j'avais donc troqué - je ne sais pas d'où il sortait - ce paquet de cigarettes contre une paire de godasses, une paire de souliers montants en cuir qu'un gars avait. C'était un fumeur invétéré, un autre détenu dans un block... parce qu'on était mélangé dans les blocks du grand camp. Moi, cela m'était égal de sacrifier la cigarette, je m'en foutais. Il y en a qui auraient donné leur pain pour une cigarette; moi, j'aurais fait le contraire. Je ne sais pas d'où il venait ce paquet. Je crois que c'était des cigarettes ou du tabac, je ne sais pas d'où cela venait. Je ne sais, c'est curieux. Mais, de fait,; j'avais quelque chose à donner, autrement on ne m'aurait pas échangé, autrement je n'aurais pas eu ces godasses à moins que j'aie donné du pain mais ça m'étonnerait parce que je n'en avais pas de reste là aussi. Enfin, j'ai eu ces souliers en cuir et je pense que cela a été une opération. ..Bon, ils étaient trop petits. Une fois que je les ai mis le 21, je ne les ai plus sortis avant que je sois libéré pratiquement parce que les pieds gonflaient, on ne pouvait plus rechausser. Mais mes pieds étaient très serrés, bien tenus là dedans et je marchais convenablement parce que quand on marche avec ces claquettes là, ce n'est pas agréable de marcher avec des claquettes, on fatigue énormément. On ne marche pas avec la pointe des pieds, on ne marche qu'avec les cuisses finalement et pas avec le mollet. On marche à plat, alors faire des kilomètres comme ça, faire 35 kilomètres par jour, c'est difficile. C'est important. Et puis j'avais des galoches, moi, qui étaient épouvantables, il fallait à tout prix que je trouve autre chose parce qu'à la fonderie ils avaient souffert énormément par le travail qu'on y faisait et puis ne me tenaient pas bien aux pieds. Je ne me voyais pas faire de la marche avec ça. Bon, moi, j'ai trouvé ce truc là et je pense que cela m'a aidé énormément. Et, on a pris la route, pas pour longtemps parce que la nuit est tombée très vite, il se mettait à pleuvoir. On a couché dans une cour de ferme dans la boue. On s'est mis... on était quatre ou cinq Français, ou six... on s'est mis les uns contre les autres et puis on a adopté la règle suivante: tous les soirs, toutes les nuits, on change celui qui est devant et celui est derrière et on tourne comme ça. La plus sale place, c'est derrière avec le dos à l'extérieur toute la nuit; parce qu'à l'extérieur, c'était à la gelée blanche, le matin, dans les forêts ou les prairies où on s'arrêtait. Et on était six là, je pense. Chataigné a dû vous en parler. Il a même peut-être donné le nom des six. Il y en avait de tous les coins de France: il y en avait un de Belfort, il y en avait un de Touraine... enfin, bon peu importe.

L'étudiante : Vous avez gardé des contacts avec ces gens là?

R.D.: Ceux là de la " marche de la mort "? Oui. Il y avait Pilac qui était de Bordeaux. C'est Chataigné d'ailleurs qui l'avait amené. Il y avait Chataigné, moi, Pilac, Sirot qui était un cheminot - sa femme était garde-barrière, il était cheminot en Touraine. Alors là, quand il est rentré chez lui, sa femme l’a " engueulé " en disant: " Tu es fou! " Enfin, quand on y est allé, elle nous a presque " foutu " à la porte en disant: " Imbéciles! " Elle reprochait à son mari cette incartade: il était parti, il l'avait laissée toute seule avec les enfants et puis il était allé se balader dans un camp de concentration. " Ce n'est pas des choses à faire ça, quand on est chef de famille! " On voit de tout! On entend de tout! C' est assez curieux de voir... Pilac lui, il est mort depuis longtemps, il n'a pas été très heureux. On l'a vu après. Il était las, il n'était pas loin de nous, on s'est rencontré souvent. Chataigné et moi, on s'est suivi. Les deux autres, je crois qu' il y avait... Girardet n'y était pas parce qu'il arrivait d'Heinkel, on s'est retrouvé au Bois de Below, on s'est retrouvé dans la forêt de Below, là-bas à Wittstock, à mi-chemin parce qu'arrivés d'Heinkel, ils avaient passé par un autre chemin. Je ne sais plus quels étaient les deux autres. Des relations particulières? Non. J'en ai eu avec Gieulles, avec Girardet aussi que j' avais connu à Heinkel. Girardet est mort ; Gieulles, je l'ai vu de temps en temps, je le vois, il est remarié mais enfin... Oui, il était avec nous dans la marche de la mort mais peut être pas dans les premiers jours. Au Bois de Below... quand j'ai dit qu'on était six, on était six peut être après le Bois de Below.

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