Le combat de Saucats.
Rapport de Philippe Bèguerie.


Plan de site.

Source:
Centre National Jean Moulin

Index Les martyrs Retour

Le maquis de la ferme de Richemont.

  1. Le groupe se forme.
  2. Départ pour le maquis.
  3. Dans la clairière.
  4. A la cabane de berger.
  5. A la ferme Richemont.
  6. Le combat
  7. Les effectifs

1. Le groupe se forme.

Eric faisait déjà depuis longtemps de la résistance, surtout sous forme de repérage d'objectifs militaires des environs de Bordeaux. Il était donc en liaison avec les organisations de résistance de Bordeaux. C'est lui qui nous a réunis. Pour son travail de renseignements, il employait certains élèves de la Corniche d'Amade.

Il entra en relations avec Denis et commença à organiser le groupe. Il le recruta parmi ses camarades de Corniche et parmi ceux de son frère Dany, élève de Colo.

Etant un vieux copain de Dany, je demandai à me joindre à eux. Nous devions former un groupe de ville. Nous avions l'intention de louer une chambre, d'y loger nos mitraillettes et d'être prêts à toute opération . Bâton était chargé de notre instruction sur la mitraillette. On avait rendez-vous boulevard du Président-Wilson, devant l'American-Park. On filait en vélo du côté de Mérignac, où l'on apprenait le maniement de la Sten.

Le Grand Quartier Général était la chambre de Dany et d'Eric. C'est là que nous discutions avec flamme de nos projets. Nous nous y trouvions rarement plus d'un ou deux, ce qui fait qu'avant notre départ je ne connaissais, d'ailleurs fort peu, que Lulu et Gateux.
Eric possédait des bouquins d'instruction parachutés que nous feuilletions avec joie. Dany, par des croquis rapides, nous montrait le maniement des armes qu'il connaissait. Nous en étions là quand notre départ fut décidé.

Top


2. Départ pour le maquis.

Le jeudi 15 juin 1944, vers midi, Dany se présenta chez moi: "Nous partons demain à 14 heures. Viens chercher les instructions à la maison ce soir." Le soir, fidèle au rendez-vous, je me trouvais dans sa chambre; Denis n'était pas passé; pas d'instructions. Eric savait seulement qu'en raison d'une rafle qui devait avoir lieu le samedi, Denis trouvait plus prudent de nous éloigner. En conséquence, nous devions partir avec armes et bagages à 30 kms. au sud de Bordeaux jusqu'au mercredi suivant. Si rien ne s'était passé, nous devions revenir; sinon on resterait.

Je devais repasser le lendemain pour avoir des renseignements précis. Denis passa chez Eric dans la soirée et fixa le départ à 14h30, barrière de Toulouse pour les vélos, et à 11 h30, rue Notre-Dame, chez Bâton, pour les autres. Ces derniers partaient dans le camion qui transportait nos armes et nos munitions, camion de Wailliez, dit l'Artisan, des groupes Marc et Antoine.

A 14h30, nous étions six à prendre le départ, par groupes de deux tous les cinquante mètres.

Bougie et Viau devant,
Eric et moi derrière,
Dany et Gateux ensuite

Après diverses crevaisons et autres incidents, nous nous trouvions arrêtés à l'entrée de Douence par Dunablat, magnifique dans ses culottes de cheval. Etudiant en médecine, il devait remplir les fonctions de toubib, ce qui le fit surnommer immédiatement Petiot. Il commença aussitôt à nous raconter ses exploits de vieux maquisard et nous "en mit plein la vue", à nous autres, pauvres débutants.

Au bout d'une demi-heure, Corbin et d'Harcourt vinrent nous relever. Ils avaient fait le voyage en camion. Ils étaient arrivés chez Bâton, faisant attention à ne pas faire de bruit, et avaient été ahuris de la manière dont celui-ci maniait tous les explosifs et les armes sans faire attention aux voisins qui lorgnaient le camion arrêté devant la porte. En chemin, deux SS leur avaient demandé de bien vouloir les porter, sans se douter du chargement sur lequel ils étaient assis.

Clovis Cartier, de Douence, sollicité par Antoine, amenait dans sa charrette les châlits, les matelas et les armes à la maison où nous devions loger. Nous la rejoignons bientôt et déchargeons notre matériel à notre cantonnement; c'était une cabane habitée déjà par trois sympathiques charbonniers. Les deux premiers (le père et le fils) étaient venus à la suite d'un ordre de départ pour le S.T.O que le fils avait reçu; le troisième Toto (Henri Chanrion) de Caudéran, était aussi camouflé dans le chantier Dupuy. Il nous accueillit fort bien et commença dès le début à travailler avec nous; très habile, il nous rendit de grands services.

Nous nous installons; Denis nous rejoint bientôt avec Bâton. Nous prenons un repas froid. La garde est aussitôt organisée pour le soir: Viau et Bougie, Corbin et d'Harcourt, Philippe et Dany, Gateux et Lulu, Toubib et Rivière. Après de brèves instructions sur la manière de se servir d'une mitraillette, nous nous couchons. Bâton couche dehors.

Le lendemain matin, dès le petit déjeuner, on forme les groupes; Eric commande le premier avec, sous ses ordres, Viau, Bougie, Corbin, d'Harcourt et Philippe. Dunablat a le second avec Dany, Gateux, Lulu et Rivière.

Denis nous réunit et nous explique que nous ne sommes pas là en raison d'une rafle, mais pour fonder un maquis. Ceux qui désirent rentrer chez eux le peuvent. Il nous demande une discipline librement consentie. Il est notre chef, lieutenant venant du Vercors. A partir de maintenant, il ne s'appellera plus Denis, mais lieutenant Noël; son adjoint est Eric.

Nous commençâmes immédiatement l'instruction détaillée sur la mitraillette. On nous en affecte une et nous commençons à l'astiquer. Le soir, instruction sur la grenade.

Top

3. Dans la clairière.



Notre lieu de camp ne pouvait qu'être provisoire, étant trop exposé aux vues des résiniers et bergers. On décida donc tout de suite d'en changer.

Dès le dimanche, on se mit en chasse. Pendant que Toto, aidé par Viau, Bougie, Corbin et d'Harcourt s'occupait d'aménager un appartement sur une lagune, le lieutenant emmena le reste de la troupe en exploration.

Après pas mal d'heures de marche, nous arrêtons nos recherches, satisfaits du lieu trouvé. C'était une petite clairière entourée de tous côtés par de hautes brandes. A cinq cent mètres, une coupe devait nous fournir les madriers nécessaires aux charpentes. Nous voulions en effet construire des cabanes à demi-souterraines. Le projet en comportait cinq grandes pour y loger les sizaines au fur et à mesure de leur formation; deux petites seraient employées comme P.C du lieutenant et comme cuisine. Une sape à munitions, commencée tout de suite, était ajoutée. Le tout devait communiquer par des boyaux. Une ceinture de petites fortifications était prévue. Il était trop tard pour commencer le travail; aussi sommes-nous rentrés aussitôt. Le retour fut compliqué; nous avions fait tellement de détours que nous n'avions plus une notion très exacte de la direction du camp; nous sommes quand même arrivés sans encombre.

Dès lors, nos journées s'écoulèrent monotones, mais certes pas vides. Dès le matin, tous les travailleurs disponibles partaient au chantier. Il ne restait généralement au cantonnement que deux hommes pour la cuisine et la garde des affaires. Une équipe travaillait aux terrassements pendant que l'autre transportait des rondins longs et droits pour la charpente et les taillait aux dimensions voulues. Ceux qui creusaient se relayaient de quart d'heure en quart d'heure; on obtenait ainsi un bon rendement. On changeait de travail chaque demi-journée. La besogne était dure, mais chacun l'accomplissait de son mieux; ceux qui se reposaient racontaient des histoires aux autres. La soif était notre plus grand ennemi. On apportait de l'eau en venant le matin et il en arrivait d'autre à midi avec le déjeuner, portée par l'un des cuistots. Le trajet lui-même pour se rendre au cantonnement était utilisé; à l'aller, on partait chargés de sacs d'explosifs et de munitions, de détonateurs et de cordons allumeurs. Au retour, on déblayait chaque fois une partie du chemin utilisé des nombreux troncs d'arbres entrelacés qui rendaient difficile la marche avec un lourd fardeau. Aussitôt rentrés, un plongeon dans la lagune; ce bain nous délassait.

Le seul délassement que nous eussions de tout le jour était la soirée. De bonne heure, après le dîner, nous nous étendions sur nos châlits, et l'un d'entre nous faisait la lecture à haute voix. Lulu et Rivière étaient généralement choisis à cet effet; Lulu surtout lisait très bien; les sujets étaient fort variés, depuis quelques livres de philosophie jusqu'aux poètes des différentes époques. La poésie surtout nous passionnait, et je crois que pour beaucoup d'entre nous ce fut une véritable découverte; Ronsard, du Bellay furent souvent choisis; mais peu de poètes furent oubliés.

A 8 heures, la garde commençait. D'Harcourt et Corbin, spécialement préposés aux relations extérieures, partaient chercher le lait, chez M. Cazenave et chez M. Lapeyre. A cette époque, le ravitaillement marchait bien. Antoine nous faisait parvenir par le camion de Wailliez tout ce qu'il nous fallait; seul le pain manquait; pour le remplacer, au petit déjeuner nous prenions des nouilles cuites dans du lait. Le vin était à discrétion.

Un jour, pendant que nous étions au chantier, Dany, resté pour la cuisine, vint avertir le lieutenant que deux Marocains étaient venus nous rejoindre; il revint bientôt amenant cette fois-ci avec lui Driss ben Milou et Abda-Allah. Prisonniers évadés, ils avaient appris notre présence et venaient augmenter notre petite troupe. Driss était sergent; acceptés par le lieutenant, ils transportèrent chez nous leurs pénates et nous promirent même de nous amener d'autres nord-africains quand on le leur demanderait.

Le mercredi, Jean et Dany partirent chez eux pour revenir vers la fin de la semaine. Viau nous avait déjà quittés pour rejoindre des F.T.P. Par contre, la camionnette revint, ramenant trois nouveaux: Pacha, homme plein d'astuces, vrai coureur des bois; Christian et Dédé. Bâton, qui revenait de Bordeaux, apporta un ordre au lieutenant, à la suite de quoi celui-ci nous quitta pour quelques jours.

Avant de partir, il avait chargé Corbin et Toto d'explorer les environs, au cas où nous ne pourrions rester à cet emplacement. Bâton avait ramené un matériel de cuisine imposant et une abondante réserve de café. Il me prit comme adjoint, et, depuis ce jour-là, je fus cuisinier. Ma besogne était facile vu l'extrême simplicité des menus; les nouilles et les pommes de terre faisaient notre principale ressource.

Un appareil de T.S.F monté sur piles nous permettait d'écouter les informations et les messages personnels. Les deux charbonniers, autres que Toto, avaient déménagé pour une cabane plus près de leurs fours; la cabane était donc entièrement pour nous.

Le vendredi soir, Cazenave (qui nous servait d'informateur), nous fit dire par Corbin et d'Harcourt d'avoir à déménager au plus vite car, paraît-il, nous étions repérés. C'était une fausse information qui, comme on va le voir, nous fut cependant extrêmement utile. Aussitôt le déménagement s'organise; nous devions gagner une autre cabane, à un kilomètre de là, appelée le Parc Rouge en raison des tuiles neuves de son toit. Le travail fut long et pénible; vers 2 heures du matin, il ne restait plus au premier parc que les châlits.

Top

4. A la cabane de berger.



Notre nouveau cantonnement était une cabane de berger. Des deux parties séparées par une barrière, une seule fut utilisée; l'autre, par trop salie par les séjours prolongés des moutons, ne put jamais être complètement nettoyée; deux de ces côtés donnaient sur un enclos. Les palissades en brandes de 1,50 m, nous cachaient très bien aux vues. Par contre, grâce aux jumelles et à la lunette de marine apportée par Pacha, nous pouvions surveiller très bien les alentours; le pays était découvert à près d'un kilomètre à la ronde. Un homme était constamment de garde, les jumelles aux yeux. Là, les journées furent monotones; on en profitait pour faire la lessive, rendue facile par la proximité de l'eau. Dany nous avait rejoints assez vite; Eric était resté à Bordeaux pour arranger ses affaires de famille.

Les jeux de cartes furent la grande ressource. Lulu, Dany, Gateux et moi jouions au bridge. Les Arabes apprenaient à qui voulait un de leurs jeux. Les discussions philosophiques aussi allaient bon train, surtout entre les Colo, qui soutenaient tour à tour les théories les plus diverses et les plus poussées. Ils discutaient plus par amour de la discussion que pour défendre leur propre opinion, assez versatile. Seul, Dany s'abstenait; il écoutait sans rien dire, et à la fin seulement donnait brièvement son avis. Les Cyrards, plus "matheux" que philosophes, semblaient en peu décontenancés par ce flot de paroles.

Depuis notre déménagement, le ravitaillement laissait fort à désirer. Il y avait longtemps que le camion n'était pas venu et nos réserves diminuaient à vue
d'œil. Corbin et d'Harcourt parcouraient la campagne environnante à la recherche de légumes, tâche difficile dans un pays aussi pauvre. Personne ne se plaignait cependant. D'ailleurs, le travail ayant été suspendu depuis que nous avions quitté la première cabane, on dépensait peu de force pendant la journée.

Deux jours après le déménagement, des charbonniers, en ouvrant leurs meules, avaient mis le feu à la forêt; l'incendie se propagea vite et notre première cabane servit de refuge aux habitants qui, jour et nuit, se relayaient pour lutter contre les flammes. Notre déménagement avait donc été une bonne chose.

Le lieutenant revient sur ces entrefaites. Brugières l'accompagnait. Ils ramenaient six douzaines d'oeufs, bien accueillies, car nous n'avions rien à manger ce soir-là. Dès son retour, Noël, partit visiter les emplacements reconnus par d'Harcourt et Toto pour notre nouveau cantonnement; il fit choix d'une ferme; Richemont dans la commune de Saucats, située au centre d'un triangle de routes; elle était cachée au milieu d'un petit bois. Les alentours étaient couverts de brandes, ce qui permettait, le jour, de surveiller tous les environs, juché sur un arbre. Le départ fut décidé pour le mercredi 26 juin. Driss, invité par le lieutenant à recruter d'autres nord-africains, amena Miliani ben Mekki.

Le ravitaillement devenait de plus en plus difficile; un soir, pour tout le groupe, je n'ai pu donner à dîner qu'un litre de lait et 100 grammes de nouilles; le pain faisait complètement défaut. Un jour, je partis avec Dany faire différentes boulangeries de la région avec quelques cartes. On arrivait dans un village; on allait voir le secrétaire de mairie, qui nous faisait un papier certifiant que l'on passait la journée dans le bourg. On donnait de faux noms et on avait le droit d'acheter un peu de pain.

On réussit enfin à acheter un mouton. Driss ben Milou, ancien cuisinier au mess des officiers dans son régiment, vint me donner un coup de main pour le faire cuire.

Le mardi soir, à la tombée de la nuit, Corbin, d'Harcourt et Toto partirent avec la jument et la charrette de M. Cazenave pour aller chercher les munitions que nous avions laissées dans la cache avec les explosifs.

Le mercredi soir, tout était prêt pour le départ; un camion devait venir nous chercher à la tombée de la nuit et nous emmener; jusqu'à la nuit complète, on attendit en vain. Un incendie ayant éclaté dans la commune, notre conducteur ne pouvait pas quitter le lieu du sinistre sans attirer l'attention des habitants, ce qui aurait été assez mauvais; le départ fut donc renvoyé au vendredi soir.

Ce jour là, à l'heure dite, le camion arrivait, conduit par son propriétaire, M. Delplanque, un nordique, industriel à Saint-Magne. Il nous amenait en plus un jeune chien-loup (Plastic) dont il nous faisait cadeau. Tout fut embarqué et on attendit la nuit pour partir. Corbin et d'Harcourt, en vélo, devaient rouler devant pour éclairer la marche. Je faisais l'arrière-garde avec Toto. Les autres étaient juchés sur le camion. Nous partions dans une direction tout à fait opposée de manière à dépister les curieux si c'était utile. Nos mitraillettes étaient prêtes à faire feu; ceux qui avaient des casques les avaient mis.

Le voyage se passa à peu près sans incidents, si ce n'est que Corbin oublia de tourner à un croisement; il fallut donc aller le chercher; et que Toto creva, ce qui ne l'empêcha pas de continuer.

A l'arrivée, tout fut déchargé dans le plus grand silence. J'étais en sentinelle avec Gateux; la ferme était à 2 km. de la route. Un premier voyage fut effectué pour amener le matériel. Un second suivit; relayé par Rivière et Lulu, nous y prenons part, emmenant chacun deux matelas. On couche à côté de la maison, sous de grands tilleuls et, harassé, tout le monde s'endort.

Au réveil, désagréable surprise; des moustiques nous ont piqués, nous sommes tous défigurés; pour ma part, j'ai la lèvre supérieure énorme et douloureuse. Peu après, je pars pour Bordeaux.

Top

5. A la ferme Richemont.



Lorsque je revins, le lundi, la demeure avait bien changé. Au bord de la route, camouflée dans le fourré, une cabane souterraine avait été construite pour y mettre les vélos, la moto du lieutenant, ainsi que le tandem de Bâton avec sa remorque. Prenant pour la première fois le chemin au grand jour, je pus me rendre compte de la situation. Au bord de la route de Saucats au Barp, à un endroit difficile à retrouver, débouchait un ancien sentier qui avait dû autrefois être assez large. Lorsque nous sommes arrivés, la végétation avait pris le dessus, et on ne le distinguait qu'avec assez de mal. Pour l'écoulement des eaux, un fossé était creusé de chaque côté, profond d'un mètre à peu près. Nous cheminions par celui de droite, seul endroit praticable dans cette brousse. Au bout de trente minutes de marche, on arrivait à un bouquet de pins dépassant les brandes environnantes. On quittait le fossé pour prendre un sentier qui nous amenait dans une clairière. En débouchant, on apercevait au premier plan une grange à moitié éboulée; se trouvait ensuite la maison, pas trop mal conservée, malgré son abandon depuis de longues années. Les ronces avaient gagné du terrain et ne laissaient guère qu'un espace de trois à quatre mètres sur trois côtés. Sur la face nord, un espace assez grand, entièrement libre, faisait correspondre la maison et la grange; un puits se trouvait là.

La maison comprenait cinq pièces; deux étaient entièrement séparées des trois autres. Quand j'arrivai avec Eric, l'aménagement de notre nouvelle demeure était bien avancé.

Le lieutenant avait réparti le groupe en trois sizaines. Celle de Colo comprenant: Dunablat, Rivière, Gateux, Lulu, Dany et Pacha. Rouquin y fut ajouté, lorsqu'il nous rejoignit. Ils habitaient la chambre n°2.

Celle des Cyrards comprenait: d'Harcourt, Corbin, Bougie, Christian, Dédé et Guy, nouvellement arrivé. On y ajouta plus tard Chérubin: c'était la chambre n°1.

La troisième, celle des nord-africains, comprenait: Driss ben Milou, Milliani ben Mekki, Abda Allah, Toto, Ernest, et moi Philippe: c'était la chambre n°4.

Bâton couchait dans la chambre n°3 où était installée la cuisine, et le lieutenant Noël avait son lit dans la petite pièce n°5.

On installa une salle à manger sur un côté; deux grosses poutres servaient de bancs; une troisième, posée sur de grosses pierres, faisait la table.

Lorsqu'il pleuvait, on mangeait dans la quatrième pièce. Dans la grange, on avait creusé une cache pour les munitions; la grange servait aussi de salle de conférence, pour l'instruction militaire. A partir de ce jour, ayant une pièce séparée pour ma cuisine, je vécus un peu moins la vie du groupe; je ne pouvais plus jouer aux cartes avec Lulu et Dany, ni prendre part aux multiples discussions qui animaient la chambre 2.

Les journées se passaient en exercices militaires, entraînement, théorie sur les différentes armes, manière d'attaquer un convoi, de progresser, etc.

On réparait les gouttières de la maison. On travaillait aussi à des casemates où l'on devait mettre les F.M reçus par parachutage. Plusieurs exercices furent faits en vue de ce dernier. Tous les jours, on attendait le message à la T.S.F, tout d'abord c'était: "la panthère est enrhumée puis "le coucou chante en mai".

Nous n'avons pas eu la grande joie de l'entendre, puisqu'il passa le 16 et que nous avons été attaqués le 14. L'avion vint dans la nuit du 16 au 17, mais ne lâcha rien, puisque personne n'était plus là pour répondre à ses signaux.

Ce parachutage devait avoir lieu entre "La Jalousie", ferme à l'ouest de nous, et Richemont. Les rôles étaient déjà tout tracés. Les uns devaient monter la garde autour; Bâton devait faire les signaux, trois autres tenaient les lampes, je devais rester à la maison pour faire chauffer le jus et en profiter pour monter sur le toit pour repérer les points de chute au cas où un parachute ne serait pas trouvé par ceux qui étaient sur le terrain.

La garde se prenait par sizaine, à deux la nuit, seul le jour, de 8 heures du soir à 8 heures du matin. Le service consistait à faire des rondes dans un rayon de cent mètres autour de la maison. Dès 8 heures du matin, un observateur était placé dans un arbre, à deux cents mètres de la maison. De là, il pouvait aisément surveiller toutes les allées et venues des alentours.

Le réveil avait lieu à 7 heures et demie. Aussitôt, le petit déjeuner. Lorsque le café vint à manquer, on prit de la soupe. Propreté des cantonnements et toilette; puis inspection par le lieutenant. Après quoi, Driss nous rassemblait du côté est, colonne par trois. Les sizaines de Cyr et de Colo, toutes deux à majorité d'étudiants, s'étaient débrouillées pour avoir le calot. Celle des nord-africains portait le casque. Des chandails bleu-marine nous avaient été distribués par le lieutenant. L'uniforme était donc assez restreint.

On se rendait, au pas cadencé, au côté ouest. Là, dans l'encoignure de la maison, entre la chambre du lieutenant et celle des Colos, se trouvait le mât du pavillon, bien camouflé par les murs. On hissait les couleurs chacun à son tour.

Un matin, le commandant Perrin (qui devint le général Jouhaud, de l'Armée de l'Air), chef régional de l'O.R.A accompagné d'Antoine, vint nous passer en revue. Il félicita le lieutenant de notre belle tenue. Après quoi, le lieutenant nous déclara que, puisque nous étions prêts, on allait pouvoir commencer à nous confier des missions.

Les Allemands étaient coupés de Paris par la Dordogne. Ils ne pouvaient remonter vers le nord qu'en passant par Marseille. Il s'agissait donc de faire sauter le pont sur lequel le chemin de fer "Bordeaux-Langon" traverse le Ciron. Ceci demandait toute une préparation; une étude approfondie s'imposait pour placer correctement, à un endroit donné, une charge de plastic suffisante. Il fallait connaître l'emplacement du poste de garde, le nombre d'hommes, la fréquence des rondes; savoir les horaires des trains français et des trains allemands. Corbin et d'Harcourt furent chargés d'aller faire les repérages nécessaires. Ils partirent le dimanche 9 juillet; laissant leurs bicyclettes sur le bord, ils traversent le Ciron sur le pont et descendent le long de la rive. Ils s'installent pour déjeuner et pour prendre des croquis. Mais deux Allemands surgissent, gesticulant et criant, fouillant de leur baïonnettes les buissons. Corbin jugea plus prudent de se montrer. Après présentation des papiers d'identité, ils sont expulsés avec défense de repasser la rivière par le pont, contraints de suivre le Ciron jusqu'à ce qu'ils trouvent un pêcheur complaisant qui leur servit de passeur et qui leur donna en même temps tous les renseignements utiles sur la garde du pont.

La mission était terminée; le pont n'a d'ailleurs jamais sauté, notre groupe ayant été attaqué avant d'avoir pu exécuter le projet.

Le ravitaillement étant loin de s'améliorer, le lieutenant décida de tenter un coup de main sur un centre de distribution de tickets à Bordeaux.

On choisit pour cela le centre de la rue du Cloître, près du marché des Capucins. Noël, Lulu et Rivière devaient faire le coup. De manière à jeter un coup
d'œil sur les lieux, Rivière entre demander un renseignement et ressort aussitôt. Par bonheur, l'agent de service était absent. Tous trois entrent alors et pendant que Lulu et Rivière courent fermer les fenêtres pour ne pas être observés du dehors, le lieutenant fait mettre les employés contre le mur, les mains levées; Lulu Rivière s'emparent de quelques cartes et sans perdre de temps, ils gagnent la sortie. Le tout fut fait en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. La police prévenue arriva un quart d'heure après et fit son enquête. Grâce à des amitiés, nous pûmes nous inscrire dans une "Aquitaine", ce qui nous permit de toucher dix kilos de beurre.

M. l'abbé Guilbeau, directeur de la colonie des Coqs-Rouges, alors à La Brède, nous avait procuré quelques légumes déshydratés, des biscuits vitaminés et de la farine. Grâce à lui, nous avions pu faire cuire, dans le four qui se trouvait dans la chambre des nord-africains, trois ou quatre pains qui furent fort appréciés, quoique bien noirs et bien mal levés. Pour pouvoir continuer à fabriquer notre pain, il fut décidé qu'on arrêterait un camion de farine qui passait chaque jour sur la route du Barp à Hostens. Un sac devait être prélevé à son chargement et apporté au cantonnement. Le jeudi 13 juillet, l'après-midi, la sizaine des Cyrards fut chargée de l'expédition. Le coup n'ayant pas réussi ce soir-là, les nord-africains devaient le recommencer le lendemain.

M. Cluzan, de Cabanac, nous avait procuré une assez grande quantité de pois chiches qui servirent à notre entière nourriture pendant les journées du 12 et du 13. Il devait aussi nous procurer des haricots. Nous avions fait une ample provision de pommes vertes et à moitié sauvages, que nous mangions cuites ou en rondelles avec du beurre dessus.

C'est ainsi que nous sommes arrivés au 13 juillet au soir.


Top

Top

6. Le combat.



Ce soir là, notre effectif était réduit à quinze. Bâton et Abda Allah étaient partis en tournée du côté de Langon. Toto faisait la liaison avec Bordeaux. Ernest avait quitté le cantonnement le 13 après-midi avec l'intention d'aller chercher une voiture de l'agence Todt du côté de Soulac. Gateux était en tournée de ravitaillement. Bougie s'était déjà absenté depuis quelques jours.

Les Colos devaient prendre la garde jusqu'à 4 heures: et Miliani me remplaçait de 6 à 8, pour que j'aie le temps de faire cuire le petit déjeuner. Le réveil fut fixé à 8 heures seulement en l'honneur du 14 juillet.

A 4 heures, quand Driss et moi prîmes la garde, notre surprise fut grande de constater que Miliani avait disparu. A 6 heures, il n'était toujours pas rentré pour me remplacer. Il arriva vers 7 heures, portant sur son épaule un sac contenant deux cuisseaux de vache, encore chauds, et recouverts de leur peau. Trouvant que des pois chiches n'étaient pas une nourriture pour un 14 juillet, il était parti la nuit, avait trouvé une vache, l'avait tuée, dèpecée, et nous en ramenait une partie; cela partait d'un bon naturel, ce qui ne l'empêcha pas de se faire attraper par Driss. Miliani prit donc ma place et je m'occupai activement de la cuisine.

A 8 heures et 5 minutes, je sortis pour aller chercher de l'eau. Driss et Miliani étaient rentrés depuis déjà dix à quinze minutes pour je ne sais quelle occupation.

Il me sembla entendre, venant du petit bois de pins au nord-ouest, un bruit insolite de brindilles cassées. Driss, aussitôt averti, saisit sa mitraillette et partit dans la direction indiquée. Il n'avait pas fait cinquante mètres, que déjà les armes à feu crépitaient un peu partout. Je me dirigeai aussitôt vers la maison; par la porte, j'aperçus Miliani qui sautait par la fenêtre de la cuisine et s'enfuyait vers le sud. Il n'avait pas d'armes et ne pouvait rien faire.

J'étais encore dans l'embrasure de la porte, lorsque le lieutenant, réveillé par les détonations, fit irruption dans la pièce, en pyjama, le revolver au poing. "Que se passe-t-il?" - "Les Boches, mon lieutenant!" Il passe à ce moment là le haut du corps par la porte et reçoit une rafale en pleine poitrine. Il s'écroule et roule contre la cheminée. Peu de temps après, il était mort sans avoir pu prononcer une parole. Par la chambre du lieutenant, je réussis à voir Rivière qui passait la tête par la fenêtre de la chambre des Colos. Je le mis au courant de ce qui s'était passé. C'est le dernier contact que j'ai eu avec eux tous. Pendant ce temps-là, Driss s'était abrité derrière le puits. Après quoi, il avait gagné un trou individuel que le lieutenant nous avait fait creuser. Il se retira en dernier lieu dans une petite fortification, située sur le chemin allant de la ferme à la route de Saucats à Saint-Magne. Aussitôt de retour dans la chambre des nord-africains, je me couchai dans le prolongement de la porte; je voyais alors très bien les miliciens traverser le petit chemin qui nous conduisait à l'observatoire. Ils arrivaient par derrière le hangar; je les distinguais à genoux dans la bruyère; chacun à son tour faisait un bond individuel pour traverser, et disparaissait de l'autre côté. Ils cherchaient à nous encercler.

Voici en effet ce qui s'était passé, ou tout au moins ce que nous en savons:
Hosteins, parti le veille au soir, avait été arrêté en arrivant chez lui. Les miliciens aussitôt organisent une expédition, mais ne se sentant pas assez forts pour opérer seuls, ils demandent à la Gestapo de les accompagner avec une soixantaine d'hommes; eux-mêmes seront une cinquantaine. Le rendez-vous est fixé: barrière Saint-Médard. Arrivée à Saucats, la troupe se divise en deux.

Les miliciens prennent la route du Barp; conduit par Hosteins, ils arrivent par le chemin que nous empruntions et attaquent par le nord-ouest. Les Allemands, eux, prennent la route de Saint-Magne et gagnent la ferme par l'est. Nous n'avions pour nous défendre que douze mitraillettes. Cela interdisait l'accès des abords de la maison dans un rayon de cent mètres. Ils ne peuvent s'approcher; la situation risque de s'éterniser. Il faut en finir, et c'est alors qu'ils ont recours au canon. Des "105 tractés" cantonnaient à La Brède; l'un d'eux est amené par l'ouest jusqu'à trois cent mètres de la maison. Il a vite fait de démolir celle-ci. C'est sans doute seulement après les premiers coups de canon que, grièvement blessés, les dix survivants songèrent à sortir. Malheureusement, ils ne purent aller loin, et furent achevés à coups de revolver.

Bougie, qui devait revenir ce matin-là, arriva pendant l'attaque. Il se heurta aux miliciens qui l'arrêtèrent ainsi qu'un jeune charbonnier des environs, complètement étranger à notre affaire, mais qui eut la malchance de se trouver là. Franc, lui-même, vint dans la prison demander à Bougie de renoncer à la résistance et d'entrer à la Milice. Bougie endura ses souffrances jusqu'au bout et n'accepta jamais. Il fut fusillé à Souges.

Gateux revint le lundi, amenant ses provisions. Pas de vélos au garage; des traces de tracteurs; de jeunes pins cassés. Tout cela commença à l'inquiéter. En vain il chercha à apercevoir de loin le toit de notre maison. Il se hâta et découvrit enfin tout le drame: la maison démolie, et à côté, douze tombes alignées.

Retour

 


Gérant du site: Jacques Loiseau
10, avenue des Tourelles de Charlin
33700 - Mérignac
Téléphone : 05 56 97 21 67
Messagerie : mailto:lsuj@numericable.fr